Lazare Domniez a précédemment fait don d’un remarquable récit de son enfance d’enfant juif caché dans le Berry, intitulé Voyage à travers la mémoire d’un enfant. Aujourd’hui, il nous relate, habilement enchevêtrées les unes dans les autres, l’incandescente épopée de sa famille originaire de Lituanie, son angoissante adolescence parisienne et les péripéties de la longue marche en avant du peuple juif dans l’histoire.
Lazare n’a pas entrepris un pareil retour sur lui-même, les siens et le peuple auquel il tient tant à appartenir, par un souci littéraire, mais pour remplir une mission, à ses yeux sacrée et exigée par le passage de la Shoah sur le corps des siens et du peuple juif et sur sa propre sensibilité marquée au fer rouge.
Le talent d’écriture de Lazare est tel qu’il est impossible de ne pas s’attacher irrésistiblement à la tendre et tragique relation filiale entre Lutek/Lazare et sa mère Ruchla et qui sous-tend toute la narration.
La famille paternelle était originaire de Mir, célèbre faubourg de Grono, l’une des capitales juives de la Diaspora. Exilés à la fin du XIXe siècle à Varsovie pour échapper à la misère, Morderaï et Liba devinrent de prospères marchands d’articles de cuir. Ils eurent cinq enfants, dont Jakob qui épousa Ruchla, l’une des neuf enfants d’un commerçant en tissus. Tous ces enfants du début du XXe siècle, qui grandirent, se marièrent et eurent à leur tour beaucoup d’enfants, tous périrent pendant la Shoah.
Jakob, père du narrateur, après un long séjour, s’installa en France et y mourut très tôt d’une septicémie. Ruchla resta seule avec son fils aîné Nath, né en 1920, et son cadet Lutek, né en 1933. Nath fut déporté de France au camp d’extermination de Sobibor après avoir été arrêté par Barbie lors de la rafle de la rue Sainte-Catherine à Lyon le 9 février 1943.
Ce qui est advenu à cette famille implique également l’itinéraire chaotique et funeste de nombreuses autres familles originaires de l’Est européen.
Cet immense drame a marqué à jamais à la fois le destin de Ruchla, qui ne s’est jamais remise de la disparition de son fils bien aimé, et le destin de Lutek qui, par amour filial pour sa mère, ne l’a jamais quittée et qui a subi tout au long de sa vie à la fois son emprise, son chagrin et son amour démesuré.
On pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un récit endeuillé et pessimiste ; mais un charme transcende les événements : l’attachement ardent de Lutek à la vie, ses espoirs d’ascension sociale et professionnelle, sa nostalgie de la campagne berrichonne où il avait passé les années de guerre, sa découverte de Paris, des vacances au bord de la mer et des filles. Et aussi la rencontre passionnée avec Israël en 1951 au Kibboutz Kiriat Anavim ; une passion qui dure encore, même si Lutek, Français juif plutôt que Juif français, n’a pas eu la volonté de faire son Aliyah. Charmante aussi l’idylle nouée très tôt avec sa future épouse Hilanah qui, également, a longtemps hésité entre Israël et la France.
Toutes ces péripéties personnelles sont enrobées dans la marche de l’histoire qui ponctue les étapes de la vie intime de Lutek.
En conclusion de ce retour sur soi et sur les siens qui s’achève avec le mariage de Lutek âgé de 25 ans, le narrateur de 70 ans tire les leçons politiques et morales de cette longue traque des Juifs qui a laissé pantelants les survivants de la Shoah, malades de la mémoire, surdoués de la vigilance, totalement incertains de l’avenir juif et acharnés à laisser une trace dans les archives de la Mémoire. Dans ces archives, le récit de Lazare Domniez occupera une place de référence.