Cv1 l orchestre assassinL’Orchestre assassin

Extrait du roman de Pascal Lagrange

Mardi 26 mars 1974

— Un peu de silence, s’il vous plaît, mesdames, messieurs.
La baguette heurta le pupitre : Tic tic tic…
— Nous allons commencer la répétition. Comme prévu au planning : Ravel, Ma mère l’Oye.
Gérard Sicot vit alors le chef d’orchestre lever les bras tout en effectuant un balayage circulaire des yeux couvrant l’ensemble de l’orchestre. Mais au lieu d’insuffler le tempo, il se montra hésitant ; quelques secondes suspendus, ses bras redescendirent le long de son corps.
— Ça ne va pas être possible… où est la harpe ? Ma mère l’Oye sans la harpe, non ! s’exclama-t-il.
Gérard entendit l’orchestre murmurer, les musiciens se penchaient les uns vers les autres pour échanger quelques paroles. Les plus éloignés se levaient pour constater l’absence de la harpiste. Finalement le chef interpella Rémi Gourdon, le régisseur général, que Gérard avait rencontré lors du concours et qui l’avait accueilli ce matin.
— Monsieur Gourdon, trouvez-moi cette harpe !
— Nous la cherchons, répondit-il, je me renseigne.

Le régisseur quitta la salle de répétition. Quelques minutes passèrent pendant lesquelles le bibliothécaire, une pile de partitions à la main, fit le tour des différents pupitres de cordes pour y déposer du nouveau matériel. Gérard n’osa rien dire à ses nouveaux collègues et, alors que son regard se portait dans la direction du chef, il vit le visage déconfit du régisseur général qui lui glissait un mot à l’oreille. Le chef d’orchestre intima le silence de ses deux mains et le régisseur prit la parole. Il se racla la gorge et, d’une voix tremblante, annonça :
— Nous venons d’apprendre le décès de notre collègue harpiste, Aline Livache. Nous ne connaissons pas encore les circonstances de sa mort. Le chef et la direction ont décidé d’annuler cette journée de travail. À demain, même heure, merci.
Le silence était subitement devenu total et, dans une ambiance glaciale, les musiciens rangèrent leurs instruments. Tous semblaient dans un état de stupéfaction qui les rendait presque irréels. Alors Gérard fit comme eux, il démonta son trombone, le replaça dans sa boîte et, comme les autres, sortit de la salle de répétition. Dans le couloir, la sidération qui s’était emparée des musiciens commençait à s’atténuer et Gérard entendit les premiers murmures. Indistinctement pour lui, les conversations discrètes, masquées partiellement par les bruits de pas, laissaient toutefois entendre quelques bribes.
— Tu crois que ?
— Ça devait finir par arriver.
— Non…
Rien que Gérard pût assembler pour en extraire quelque chose de cohérent. Il décida, lui aussi éberlué par une telle situation, de rentrer chez lui, sans chercher à en savoir davantage.
Pour un premier jour à l’orchestre, Gérard ne s’attendait pas à un événement de cette sorte. Certes il était arrivé ce matin un peu nerveux, mais plus d’excitation que de peur. C’étaient la joie et la fierté qui lui avaient mis la boule au ventre. Enfin, après des milliers d’heures de travail, des échecs et demi-succès, il avait réussi à décrocher le Graal que tout musicien souhaitant intégrer un orchestre désire : gagner un concours d’orchestre.

Ah ! elles étaient loin maintenant ses années d’harmonie municipale, celles que du plus haut niveau des conservatoires l’on appelait les fanfouilles. La musique de balloche, les soirées aux côtés de la grosse caisse du père Lapin – ça ne devait pas être son vrai nom, Gérard ne l’avait jamais su car il n’avait pas beaucoup usé ses fonds de culottes sur les bancs de l’harmonie. « C’est qu’il est doué le petit », le responsable des cuivres de l’harmonie avait insisté auprès des parents de Gérard pour qu’il entre au conservatoire. Une décision difficile, ce n’était plus au « village », comme il se plaisait à désigner la ville où il avait découvert la musique. Il avait fallu que ses parents acceptent qu’il devienne pensionnaire à Metz pour suivre ses études, là où il y avait un conservatoire. De tout cela, subitement, il se souvenait comme un arrêt sur image de sa vie passée, avec toutes les étapes visibles en un seul coup d’œil.
Il y avait la suite également ; quand Gérard voulut entrer au CNSM. Le grand conservatoire, « le Polytechnique de la musique » avait-il dit à ses parents pour leur donner un moyen de comparaison à proposer à leurs connaissances quand on leur demandait ce que faisait leur fils à Paris. Inquiets, ils l’avaient été, comme tous les parents ; mais leur ignorance du milieu de la musique classique, celle qu’on entendait à la radio, était totale. Ne leur avait-on pas dit que leur petit Gérard était doué ? de sorte que, n’y connaissant fichtrement rien, ils n’avaient aucune idée des enjeux et risques qui jalonnaient le parcours d’un musicien voulant devenir professionnel. D’ailleurs il n’avait pas voulu les effrayer et quand il s’était présenté la première fois au grand conservatoire, le Conservatoire national Supérieur de Musique à Paris, il ne leur avait pas dit qu’ils étaient cent vingt candidats et que cette année-là, il n’y avait qu’une place ! Tout ce que la France comptait comme jeunes trombonistes ambitieux ou curieux s’était entassé dans cette salle exiguë qui résonnait des gammes et arpèges des musiciens pendant les deux jours de concours. Un par un, toutes les sept ou huit minutes, un candidat passait par l’étroit couloir qui reliait la salle dite « du trac » à celle où se déroulaient les épreuves. Dans cette salle recouverte de boiseries, se trouvait une grande estrade sur laquelle était placé un piano de concert, sous une immense peinture. Chaque tromboniste affrontait l’œuvre imposée devant le jury. Un jeune candidat impressionné par ce décor imposant tentait alors de convaincre les spécialistes de son instrument, qui scrutaient avec attention chaque détail de son interprétation musicale depuis une table que le musicien trouvait bien lointaine.
Heureusement, le petit était doué et, soutenu par la somme de travail qu’il avait accompli, il s’était précédemment fait remarquer favorablement lors d’un cours particulier avec le maître en vue de la session de l’année suivante. Ils étaient plusieurs ce jour-là et sa performance devant le maître tout comme les encouragements qu’il avait reçus de lui l’avaient rapproché d’un autre doué du jour. Grâce à cette amitié nouvelle, il avait commencé à travailler sur Paris et sa banlieue.
Depuis le bar de l’Europe, à l’angle de la rue du Conservatoire et de la rue de Rome, partait tout un monde de musiciens vers diverses répétitions et concerts. C’était la plaque tournante des cachetons. Gérard et son nouvel ami remplaçaient, souvent en dernière minute, les musiciens les plus implantés dans le métier. Dorénavant on leur faisait confiance pour ce genre de procédure de secours où le musicien devait être capable à la fois de bien déchiffrer mais aussi de se fondre dans un orchestre alors qu’il n’avait pas participé aux répétitions. Les portes des séances leur étaient désormais ouvertes. C’était de la musique enregistrée fort rémunératrice pour les films ou publicités télévisuelles, et cela plaisait à Gérard. Cela lui permit de gagner sa vie en peu de temps pour pouvoir continuer à travailler son trombone en vue du concours d’entrée au conservatoire. Mais surtout, cette nouvelle autonomie avait rassuré ses parents malgré l’échec de sa première tentative. Maintenant il était majeur et indépendant et vivait dans la capitale ; aux yeux de ses parents, c’était déjà une réussite.
Pour Gérard, bien sûr, ce n’était pas suffisant. Depuis qu’il se débrouillait un peu avec le trombone, c’était dans un orchestre qu’il imaginait sa vie, à jouer des symphonies ou des opéras. Qu’il devienne soliste ou pas, quelle qu’aurait été sa place, il voulait intégrer un orchestre. Et pour cela il avait fait des choix, même des sacrifices. Car à chaque fois qu’il préparait un concours, il renonçait aux cachets, celui-ci devenant sa priorité. Son manque d’attirance pour une vie totalement parisienne à courir les cachetons était peut-être dû à ses origines provinciales. Cependant ce n’était pas tant Paris qui lui déplaisait, pour lui, la réussite, c’était l’orchestre. Ah ! il en avait passé des concours, en province comme à Paris. Mais pour chaque place offerte, il fallait qu’un musicien parte, le plus généralement en retraite. Et au final il n’y avait pas tant de concours que ça. Déjà il avait vite remarqué qu’il n’y avait pas un orchestre dans chaque grande ville française, et le nombre de trombones n’y était le plus souvent que de deux ou trois, bien loin des vingtaines de violonistes. Pour ne pas inquiéter ses parents il ne les informait plus quand il passait un concours. Mais quand il rentra au conservatoire, ils avaient bien sûr fêté ça. Et pour le concours de sortie, quand il obtint son premier prix, ses parents étaient venus écouter. Pour le reste, tous ses échecs, non. Comment leur faire comprendre qu’être deuxième d’un concours revenait au même que dernier ?
Cependant Gérard savait qu’un jour son tour viendrait. Qu’un jour il serait le meilleur. Qu’il conjuguerait la forme physique, l’assurance, le son qui plairait au jury ; enfin que l’absence de tout impondérable permettrait de faire la différence avec ceux qui, malheureux ce jour-là, avaient tout autant de talent que lui. Car au dernier tour des épreuves de recrutement, arrivé à ce qu’on appelle les traits d’orchestre, ceux qui n’avaient pas été recalés aux tours précédents se tenaient tous dans un mouchoir de poche. D’ailleurs, au fil des concours, Gérard retrouvait presque toujours les quatre ou cinq mêmes musiciens en finale. Ils finissaient par bien se connaître et, au lieu d’une animosité bien naturelle dans une situation de concurrence, ils avaient développé une amitié sincère. Ils faisaient montre de constance, ce qui, pour eux, était une forme de légitimation de leur valeur. Puis Gérard finit par réussir le concours d’entrée à l’orchestre philharmonique d’Avalon. Il en avait immédiatement informé ses parents et ceux-ci s’étaient promis de venir assister à son premier concert. Mais à cette heure, c’était mal parti, et, avec le décès de la harpiste, Gérard se demandait même s’il ne devait pas les appeler pour leur dire de ne pas venir.

Il venait d’arriver dans le modeste appartement qu’il avait trouvé quelques semaines avant sa première journée à l’orchestre. Il avait eu la chance de dénicher un logement non loin de la salle de répétition, situé au dernier étage sous les toits. Un balcon dominait d’anciens ateliers qui lui semblaient inutilisés ; il en avait conclu qu’y travailler son trombone ne risquerait pas d’indisposer le voisinage. Il s’était montré franc d’entrée de jeu avec chacun des bailleurs qu’il avait contactés en ne cachant jamais qu’il était musicien professionnel. C’était ainsi qu’il avait pu se rendre compte de la bonne image de l’orchestre d’Avalon, et sa propriétaire semblait presque fière d’avoir un de ses membres comme locataire.
Gérard n’avait pas goût à travailler maintenant. Il était frustré de n’avoir pu faire sa première répétition ; il ressentait encore cette tension et ce n’était pas la musique qui avait pu lui permettre de l’évacuer. Certes, avant la répétition, il y avait bien eu quelques musiciens qui l’avaient accueilli en le félicitant et lui souhaitant la bienvenue, mais il n’avait pas eu l’honneur d’être présenté à tout l’orchestre comme il l’avait déjà vu faire parfois lors de ses différents remplacements dans des orchestres parisiens. Cette histoire de harpiste avait tout fichu par terre. Il décida d’aller fêter son premier jour seul, devant une pinte de bière, et se rendit au bar le plus proche. Après tout, il n’allait pas laisser les circonstances lui gâcher son plaisir.
Il ne faisait pas assez beau pour boire en terrasse mais Gérard choisit quand même une table dehors. Il ne voulait pas être dérangé par le brouhaha des conversations et il préféra pour aujourd’hui le bruit de la rue ; et puis cela lui rappelait un peu Paris. D’où il était assis, il avait un large champ de vision et presque en un seul regard il pouvait voir la totalité du parvis de la cathédrale auquel il faisait face de l’autre côté de l’avenue. Seuls quelques passages de bus venaient interrompre momentanément le spectacle. Des gens passaient çà et là, ou attendaient à l’arrêt de bus. Des voitures se garaient sur le parvis qui n’était pas sanctuarisé. Étonnamment à Avalon il était possible de se garer devant la cathédrale. Aux yeux de Gérard elle était loin d’être à l’image de Notre-Dame. Son style austère était fort éloigné du gothique flamboyant qui caractérisait les cathédrales en général. Avalon n’était pas de ces évêchés historiques, et ce que les Valenésiens nommaient cathédrale relevait plus d’une massive basilique de style jésuite. Heureusement que les voitures pouvaient se garer à cet endroit car l’un des bâtiments qui jouxtaient l’édifice religieux était attribué à l’orchestre pour sa salle de répétition et les bureaux administratifs, ce qui convenait bien aux musiciens qui avaient de gros instruments à transporter. Gérard regardait tout cela quand il entendit le raclement d’une chaise. Il se retourna et reconnut le tubiste, son nouveau collègue donc, l’un de ceux qui seraient assis au plus près de lui à l’orchestre.
— Alors ! dit-il à Gérard, pas trop déçu de ce premier jour ? Au moins on ne s’est pas fatigués. Je peux ?
— Oui, oui, je t’en prie, assieds-toi.
— Je reviens de l’administration, ils cherchent une harpiste remplaçante.
— Administration ? harpiste ?
— Ah oui ! il faut que je te dise, je fais partie de la commission qui représente les musiciens, alors je suis souvent dans les bureaux. Garçon ! la même chose ! dit-il en désignant au serveur la bière que Gérard avait devant lui.
— Pardon, peux-tu me dire ton nom ?
— Oui, excuse-moi, Pierre Boiziau.
— Enchanté, Gérard Sicot.
— On a perdu une grande dame de la harpe aujourd’hui, une des dernières élèves de Lily Laskine. Elles avaient même fait un concert en duo en guise de bis, lors du dernier flûte et harpe de Mozart qu’elle avait donné avec Rampal. C’est dire comme elle devait apprécier son ancienne élève. Lily savait toujours mettre en valeur la harpe auprès du public.
Leur bière à la main, Gérard et Pierre avaient le même regard perdu, ne sachant trop quoi se dire. Gérard était étranger aux liens amicaux qui devaient exister entre les musiciens et la harpiste, néanmoins il s’enhardit à briser cette étrange ambiance en osant questionner son collègue.
— Elle était âgée la harpiste ?
— Je ne sais pas trop… moins que Lily, c’est sûr ! il me semble autour de quarante, peut-être plus.
— Ce n’est pas un âge pour mourir, qu’a-t-il pu se passer ?
— Oh, elle avait des problèmes…
Gérard médita sur ce que pouvaient être les problèmes d’une élève brillante, et puis comme Pierre ne disait rien, il lui posa la question, redoutant que ce fût avec l’orchestre.
— C’est vrai qu’elle était de plus en plus souvent absente, mais elle avait autant de soucis à l’orchestre qu’en dehors. Elle avait un enfant qui avait exigé beaucoup de soins en bas âge, alors elle ne venait plus à l’orchestre. Puis quand son fils a grandi, ça s’est arrangé, mais elle avait eu du mal à revenir. Il faut dire que le poste de harpiste n’est pas un poste de titulaire chez nous, c’est juste au coup par coup en fonction des besoins. Il y avait pourtant eu des auditions, mais ce n’était que pour faire partie des musiciens invités régulièrement. La commission d’orchestre avait dû plaider sa cause auprès de la direction. Malheureusement pour elle, une nouvelle administratrice générale avait été nommée pendant son absence et elle ne connaissait rien du passé de la harpiste à l’orchestre. Bref, elle a toutefois pu revenir, mais alors que tout reprenait son cours normal, son mari l’a plaquée. Voilà, c’est à peu près tout ce qu’on sait.
— Je vois, enfin j’imagine, dit Gérard, donc des problèmes personnels…
— Oui, enfin pour moi c’était surtout à l’orchestre. Depuis son retour, ça avait toujours été tendu entre elle et l’administratrice. Et puis il y a ce chef qui vient souvent… il ne l’aimait pas. Quand elle n’était pas programmée, il ne manquait jamais de faire des allusions sur son jeu en disant aux musiciens : « Vous n’allez pas jouer à l’ancienne, comme la harpiste. » Des piques de ce genre. Moi, je ne sais pas ce que ça veut dire « jouer à l’ancienne », surtout à la harpe. Les chefs, ils ont parfois de drôles de lubies. Si on devait tous les comprendre, les répétitions ne finiraient jamais, ajouta Pierre en éclatant de rire, puis il vida sa bière. Bon, Gérard, je m’en vais, t’inquiète, j’ai dit à Jean-Claude que c’était pour moi… Je retourne à l’orchestre tenter de démêler cette sombre histoire… à demain !
— Merci. Qui est Jean-Claude ?
— Le patron du bar.

***

Bien qu’il se fût montré moins bavard que son collègue tubiste, Gérard n’avait pas bu aussi rapidement et il lui restait encore une bonne moitié de sa pinte. Il aimait la bière blonde, bien fraîche ; une habitude qu’il avait prise bien trop jeune à l’harmonie d’Hussigny-Godbranche et qu’il avait entretenue dans la bonne tradition des cuivres au bar de l’Europe pendant ses années parisiennes. Mais il était épicurien, il buvait lentement, avec sagesse et en savourant.
Ce qu’il venait d’entendre sur l’administratrice le tracassait. Il sortit de sa poche un dépliant de la saison de l’orchestre qu’il avait pris en arrivant à la salle de répétition le matin. Il l’ouvrit et chercha les informations relatives à l’organigramme. Il s’amusa de voir qu’au deuxième trombone était encore écrit « NN » pour « non nommé ». Bien sûr son nom ne figurait pas encore parmi tous ceux qui constituaient l’orchestre d’Avalon. En bas de la présentation, il lut les noms du personnel administratif.
Direction générale : Rémi Pagnon.
Direction artistique : Martin Fonseca.
Administratrice générale : Hélène Réthore.
Voilà donc son nom. Gérard se le répéta mentalement… Hélène Réthore… drôle de nom, pensa-t-il. Cela sonne comme un nom commun pas fini. Rhétorique… le H n’est pas au bon endroit. Ou alors Retors… Rétiaire, Retors… qui a été tordu plusieurs fois… Mais à décliner ces associations, Gérard se rendit compte que son verre était maintenant vide. Il venait de boire la dernière gorgée de bière. Il décida de s’en tenir là, se leva, mit la main à la poche de sa veste et ne trouva pas la pièce de cinq francs qu’il pensait avoir, puis il se souvint que Pierre avait déjà payé les consommations. Cela tombait bien, avec les loyers d’avance et la caution, il était un peu à sec dans l’attente de toucher son premier salaire à l’orchestre d’Avalon. Ce n’était pas qu’il ne gagnait pas assez pendant sa vie parisienne, les grands orchestres étaient de bons payeurs. Généralement l’on avait son enveloppe avec feuille de paye et chèque le jour du concert ; mais c’étaient toutes ces mairies et ces petites associations qui causaient des problèmes de trésorerie aux musiciens. La plupart du temps, les organisateurs montaient leurs concerts avec des budgets qui n’étaient pas encore alloués, voire votés, et il fallait attendre six mois à un an pour être payé. Sans comptabilité rigoureuse, un musicien travaillant au cachet ne savait jamais trop à quel concert correspondait réellement le chèque qui parvenait dans sa boîte aux lettres. Gérard n’était pas de ceux qui s’astreignaient à pareil travail de fourmi. De toute façon, si un organisateur ne payait pas ou trop mal, cela se faisait vite savoir à l’Europe. « Ne va pas jouer chez Hugues, il me doit encore le Requiem ! » Le Requiem de Mozart, le grand truc pour second trombone avec le solo dans le mouvement appelé « Tuba mirum ». C’est sûr que si l’on ne payait pas un bon musicien pour ce solo, le Requiem faisait triste figure. Gérard respectait toujours les conseils de ses collègues, il fallait se serrer les coudes « sinon le métier est foutu », lui avait dit Gilles Millière à l’époque tout jeune reçu à l’Opéra de Paris. « On ne se paye pas un Prix de Paris avec des clopinettes, avait-il ajouté, il faut toujours se faire respecter. »
Gérard était heureux d’être sorti de ce système où les lendemains sont toujours incertains. Il ne se voyait pas passer sa vie à courir le cacheton. C’était bien pour les jeunes, cela leur permettait d’allier une souplesse de travail avec les études au conservatoire. Il n’était pas non plus de ceux qui se nourrissaient de la reconnaissance apportée par les lumières du show-business. Côtoyer les stars sur les plateaux de télévision, chez Jacques Chancel ou les Carpentier, n’était pour lui qu’un leurre. Il savait bien qu’avec un trombone à la main il n’aurait jamais l’aura d’un Amoyal ou un Maurice André. Il ne voulait pas se perdre dans ce monde de paillettes. Il prenait exemple sur ses aînés, ses modèles au conservatoire qui avaient tous rejoint des orchestres.
Cette journée si particulière, avec sa répétition avortée, l’avait amené à se souvenir de tout ce chemin parcouru, et Gérard se dit qu’il devait certainement vivre une étape importante de sa vie pour que son esprit soit ainsi accaparé par cette sorte d’étrange bilan.

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