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Extrait des nouvelles de Brice Tarvel

LA MAISON A CLAIRE-VOIE

Comme elle avait bien fait de ne pas se marier avec cette ordure de Matt ! Elle avait tout de même tenu trois ans. Plus de mille jours et autant de nuits à la colle en compagnie de ce putain de mec, quand il n’allait pas picoler ou chasser le cerf avec ses potes, ou dormir chez sa mère afin de s’assurer qu’elle avait bien fermé portes et fenêtres et qu’elle ne s’était pas oubliée dans ses draps.
Au début, il l’appelait « mon cœur », par la suite, il aurait pu dire « mon cul », car il lui arrivait d’exiger de baiser trois fois par jour. Puis il s’était mis à l’insulter, à la rabaisser quand il accueillait certains de ses copains. Depuis deux mois, il en était venu aux coups. Elle avait porté plainte, avait été reçue cinq minutes par le shérif du comté, et c’est tout juste s’il ne lui avait pas ri au nez. Elle avait fini par apprendre que ce gros porc faisait partie des flingueurs de cerfs.
Kimi, se dit-elle, calme-toi, oublie tout ça. Pour le moment tout au moins.
Car le moment n’était pas terrible. La vieille Subaru piquée à Matt, celle à laquelle elle n’avait pas le droit de toucher, venait de rendre l’âme. De la fumée s’échappait du capot, le moteur avait poussé un dernier râle, puis s’était tu. Et cela au milieu de nulle part, sous un soleil cognant dur, avec autour des collines violettes dont elle ne connaissait rien. C’était une fille de la ville ; plongée dans ses études de médecine, elle n’avait jamais mis beaucoup le nez hors de Little Rock, et pour ainsi dire pas même au-delà du quartier de Quapaw où elle était née vingt-six ans plus tôt.
Elle avait roulé comme une dingue, l’esprit en vrac, repris maintes fois de l’essence en piochant dans le vieux portefeuille dans lequel Matt entassait les dollars qu’il accumulait au cours de toutes sortes de magouilles, de trafics, de gains à des jeux dont il ne lui disait jamais rien, ou alors, seulement pour se vanter, quand il était bourré.
Il bricolait à proximité une moto en compagnie d’un voisin peu recommandable lorsqu’elle s’était engouffrée dans la bagnole. Il avait eu juste le temps de pousser un rugissement en la voyant foutre le camp, puis, avant que la portière fût claquée, de lui balancer avec violence une clef à molette qui lui avait paru exploser son bras gauche. Par chance, la Subaru avait démarré au quart de tour.
Les monts Ozarks, ce devait être cela, alentour. Pas que de simples collines. Des forêts en draperies accrochées à des versants rudes menant à des sommets tels des coins de roc sertis dans le ciel, des jonchées de caillasse sans prétention de devenir chemins, des pans de courtes prairies herbeuses et pentues piquetées de fleurs sur lesquelles il était difficile de mettre un nom. Le trou du cul du monde. Un fort joli trou du cul, mais n’empêche…
On racontait que des ermites, d’anciens hippies et autres, vivaient ici. Ils avaient l’air de peace and lovers quand, par le plus grand des hasards, il arrivait d’en surprendre un, car, d’ordinaire, rien ne laissait deviner leur présence. Pas une seule cabane, pas de grotte susceptible d’être habitée. Des rumeurs effrayantes couraient sur eux. On les disait voleurs d’enfants afin de leur inculquer une éducation de sauvageons, de leur apprendre à se nourrir de choses immondes et de les initier à de répugnantes pratiques sexuelles ignorées à leur âge. Certains affirmaient même que les petits kidnappés se voyaient contraints d’apprendre à parler avec les animaux, s’adonnant pour cela à des drogues qui finissaient par les faire se déplacer à quatre pattes. Il s’agissait sans doute d’inventions, de ragots, mais il devait bien y avoir un fond de vérité, et tous ces dénigrements se déversaient dans l’esprit de Kimi comme un acide contre lequel elle ne pouvait pas grand-chose.
Elle était capable de vous faire un long exposé sur la régulation du transit intestinal, mais n’y connaissait rien en mécanique. Que la panne fût grave ou non, elle se retrouvait le bec dans l’eau. Encore aurait-il fallu qu’il y ait en vue une source, un ruisseau, car elle ne possédait plus pour s’humidifier le gosier que le quart d’une bouteille d’Ozarka, chaude comme de la pisse. Pour ne rien arranger, la batterie de son téléphone cellulaire semblait sur les genoux et, de toute façon, il n’y avait manifestement pas de réseau.
Sans clim, l’intérieur de la Subaru se transformait en micro-onde. On entendait la carrosserie craquer comme si elle allait soudain se recroqueviller. Il convenait que Kimi se bouge les fesses si elle aspirait à un autre sort que celui de finir en momie contemporaine.
Si Matt pouvait voir dans quelle déplorable situation elle se trouvait, il se bidonnerait et engagerait à coup sûr des paris avec ses acolytes sur les heures qu’il lui restait à vivre.
Elle décolla son dos poisseux de sueur du siège, ouvrit la portière et jeta ses jambes dehors. Elle portait un débardeur jaune, un jean serré et était chaussée d’espadrilles à semelles compensées. Ça n’allait pas être l’idéal pour crapahuter dans la rocaille et ce n’était pas la meilleure protection s’il prenait l’envie à d’éventuels serpents de faire sa connaissance. Elle n’oublia pas le larfeuil rempli de billets, ni la bouteille d’eau tiède, puis s’éloigna.
En fait, elle n’avait pas peur, n’était pas triste. Il y avait ce soleil qui la caressait d’un fer rouge, mais ce n’était rien comparé aux poings de Matt. Elle sentait sa poitrine enflée de liberté, ce sentiment apte à gommer tout ce qui lui était étranger. Et puis, merde, elle finirait bien par tomber sur un semblant de civilisation, une cabane de bûcheron, un refuge pour randonneurs ou un élevage de poulets.
Elle n’avait jamais porté de montre, se fiait à l’heure que lui indiquait son portable. Et comme celui-ci ne donnait plus signe de vie, bernique ! Mais peu importait.

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