Quand notre groupe s’est constitué au début des années soixante-dix, les anciens déportés étaient encore nombreux et ils nous ont épaulés efficacement, Beate et moi. Rappelons quelques noms parmi une cinquantaine de ces survivants d’Auschwitz qui étaient dans la force de l’âge et qui, depuis, nous ont quittés : Julien Aubart, Henri Pudeleau, Henri Wolff, Milo Adoner, Charles Baron, André Levy, Jerome Scorin, Georges Wellers, Fortunée Benguigui, Henri Bulawko, Gabriel Benichou, André Chomand, Maurice Jablonski, Simon Drucker, Alfred Elkoubi, Addy Fuchs, Henri Glowinski, Ida Grinspan, Marcel Jabelot, Marcel Jungerman, Simon Igel, Jean Lemberger, Maxi Librati, Robert Marcault, Jo Niderman, David Olère, Lea Rohatyn, Etienne Rosenfeld, Paul Schaeffer, Raoul Swiecznik, Charles Palant, Denis Toros, Jo Wajsblat, Henri Zajdenwergier et bien d’autres encore qui nous ont apporté un concours permanent ou épisodique et qui ont répondu à notre appel initial pour faire juger les dirigeants de la Solution finale en France. À tous ces amis, à tous ces héros rescapés, se sont joints de plus jeunes militants, membres de familles victimes de la Shoah et souvent orphelins. Cette catégorie de militants s’est accrue considérablement quand nous avons publié notre Mémorial de la Déportation en 1978 et que chacun a pu y retrouver les noms des êtres chers disparus dans le génocide du peuple juif. Ces militants je ne les citerai pas : ils figurent dans notre Mémorial de nos militants disparus.
Parmi ces orphelins, il y en avait relativement peu qui avaient été adolescents pendant la tourmente des années 41 - 44. La police française et la Gestapo avaient pris pour cible les jeunes Juifs, lesquels étaient le vivier de la résistance urbaine en 1941 et en 1942 ; il n’y a qu’à examiner la liste des fusillés au Mont-Valérien pour le constater. Les jeunes juifs sont la tranche d’âge dans la population juive qui a probablement été le plus visée par les Allemands, car ils étaient non seulement voués à l’extermination, mais avant leur arrestation, ils risquaient d’être les plus dangereux dans la lutte armée. Quand Joseph Schwartz est venu à nous comme volontaire il y a plus de 45 ans, il était notre aîné, il avait perdu tous les siens et il avait résisté en tant que FFI ; alors que nous, les enfants juifs, nous nous cachions et notre résistance consistait à essayer de survivre. Joseph n’a pas connu l’univers concentrationnaire ; mais en rentrant à la maison rue de la Vistule, dans le 13e arrondissement, le 16 juillet 1942, plus de père, plus de mère, plus de petit frère : en un instant toute la vie de Joseph a été fêlée, bouleversée par ce cataclysme qui vibre encore si intensément dans sa mémoire, dans son cœur, dans ses tripes ; il est l’orphelin total de la Shoah ; la haine anti-juive lui a tout pris, y compris sa grand-mère. Rien – même la réussite – ne peut contrebalancer cette mise à mort familiale qui a laissé le jeune Joseph à jamais gravement blessé dans ce qu’il avait de plus cher. On peut faire semblant de s’en remettre, mais il n’y a pas de guérison et jusqu’au dernier souffle, Joseph souffrira de ce bonheur assassiné ; même si on reconstitue une famille, même si on assume une vie professionnelle brillante, même si on se forge une immense culture historique et littéraire comme l’a fait Joseph, même si on fait semblant d’être heureux, on continue à vivre en juillet 1942, on ne cesse de s’enfuir du commissariat de la Place d’Italie, on ne cesse de rôder autour du camp de Drancy ; on se torture en revivant chaque nuit l’exode avec les siens, la Bar-Mitzva en 1941, les derniers moments où la famille était réunie et cet ultime matin où l’on est sorti dans la ville sans savoir qu’en revenant on ne retrouvera personne. Et pourtant il faut survivre, combattre et, la paix revenue, vivre en aidant les causes que l’on reconnaît justes. Quand Joseph a décidé de se joindre à nous, il ne se doutait pas que ce serait pour toujours. Aujourd’hui Joseph a 98 ans et toute sa tête et une mémoire infaillible. Sans Nicole, son épouse depuis 70 ans, qui veille sur lui jour et nuit, Joseph ne serait plus de ce monde : grâce à elle il ressort vaillant de la déprime. Le combat qu’il a partagé avec nous a donné un sens supplémentaire à sa vie et l’a malgré tout réconforté. Il s’est battu pour les siens, pour leur mémoire, pour leur survie posthume : il a constaté les résultats indéniables de cette interminable campagne. Il sait aussi que la lutte contre la haine anti-juive est presque vaine et qu’elle revient inexorablement sous d’autres formes et sous de nouveaux prétextes.
Après les bûchers de l’Inquisition, les chambres à gaz du nazisme, après la religion et la race, au moment de disparaître pour Joseph et pour les orphelins de la Shoah, c’est la destruction de l’État Juif qui est l’objectif prioritaire de nos ennemis. Ni Joseph ni nous ne saurons la fin de l’histoire ; mais nous nous sommes battus jusqu’au bout pour nos valeurs : défendre les Juifs là où ils sont persécutés, défendre Israël, faire juger les criminels nazis et leurs complices, aider à construire la mémoire de la Shoah. Joseph est un survivant de la Shoah dont il est une victime exemplaire et il est aussi un militant exemplaire du refus de l’oubli de la Shoah et de la volonté de survie du peuple juif.
J’aurais voulu écrire le si beau livre que Claude Bochurberg a consacré à Joseph, mais j’en suis incapable : en ces quelques paragraphes j’ai voulu exprimer toute mon affection et ma tendresse pour Joseph, en quelque sorte plus mon frère aîné que mon vieil ami et qui partagera ma tombe, puisque depuis un demi-siècle nous sommes de la même famille.