Couverture du roman de Martine Gasnier "Sur les ruines des barricades" représentant des bâtiments en feu, des corps au sol, des ruinesSur les ruines des barricades

Extrait du roman de Martine Gasnier

Chapitre 1

Les dernières barricades sont tombées et avec elles ceux qui les défendaient. Sur le pavé rougi des rues, des corps sans vie attendent la fosse commune tandis que les râles des blessés implorent le ciel de leur porter secours.

La « Semaine sanglante » vient de s’achever et Paris est un champ de ruines au milieu desquelles le feu couve encore. Victorieux, les soldats du général Mac-Mahon poursuivent, avec la bénédiction de Thiers, la rafle chez les insurgés présumés. Les portes des maisons sont forcées et, quelques instants plus tard, on voit les habitants en sortir, poussés sans ménagement, par des militaires au pouvoir exorbitant. Aux arrestations de communards, convaincus d’avoir activement participé à l’insurrection, s’ajoutent les dénonciations de voisins malveillants qui profitent de la situation pour régler des comptes parfois vieux de plusieurs dizaines d’années. Hommes, femmes et même enfants viendront ainsi grossir le nombre des suspects. Le temps de la répression est arrivé, traînant avec lui son lot d’exactions commises en toute impunité par des profiteurs de tous poils.

Depuis deux jours, Henri Lagarde n’est pas reparu à son domicile rue Mouffetard et la soldatesque venue l’arrêter s’apprête à déclarer forfait, bien que l’homme ait été l’un des chefs de la Garde nationale aujourd’hui très recherché. Artisan relieur, instruit et maniant le verbe avec éloquence, il s’est vite imposé comme chef de bataillon, instillant à ses hommes courage et détermination dans leur lutte pour la victoire de la Commune.

Au sein de l’armée composée d’éléments ignorants des pratiques martiales, le désordre s’est rapidement installé. Nombreux sont ceux qui ont choisi de rester chez eux, indifférents aux ordres de service et n’entendant même plus battre le rappel. Seules la solde qu’ils continuent de toucher et la ration qui les nourrit témoignent de leur condition militaire. Si l’uniforme bleu à filet rouge a pu, un temps, flatter leur vanité, celui-ci est révolu.

Face au pouvoir versaillais, la situation est devenue fragile. Les plus acharnés ont continué de se battre avec la force que l’on dit être celle du désespoir. Henri Lagarde est de ceux-là. La rage au cœur, il a défendu l’insurrection jusqu’à l’ultime reddition. Quand le bruit des armes s’est tu, il a compté les morts et les blessés puis, dans l’odeur de poudre qui flottait sur le quartier, il s’est dirigé, égaré par la douleur, vers le seul lieu où il trouverait le réconfort.

La distance qu’il dut parcourir pour arriver à la maison de son amie Lucie Darmon était semée d’embûches qu’il lui fallut habilement déjouer. Les ambulances sillonnaient la ville, ramassant les victimes plus ou moins atteintes pour les soigner. Mais les véhicules n’échappaient pas toujours à la vigilance des représentants de la répression qui inspectaient leurs occupants et procédaient à l’arrestation de pauvres hères gisant sur les civières. À l’approche du danger, le relieur se dissimulait dans une ruelle ou derrière une porte cochère et attendait que la menace se fût éloignée. Lorsqu’il reprenait sa course, le sentiment d’avoir échappé au pire le galvanisait. Il n’était pas loin de se croire invincible.

Enfin la boutique de Lucie fut en vue. Installée rue Lepic, la jeune femme exerçait le métier de blanchisseuse, et la vitrine qui s’offrait aux passants témoignait de la qualité de son travail. Chemises de batiste finement ouvragées et bonnets ourlés de dentelle invitaient les clientes les plus exigeantes à entrer. Sa vie se déroulait paisiblement dans un quartier à l’ambiance villageoise où tout le monde se connaissait. Il avait fallu qu’éclatât l’insurrection pour que son destin basculât. À cette pensée, l’angoisse étreignit Henri.

Depuis le début, son amie avait épousé la cause des communards et s’était engagée à leurs côtés en tant qu’infirmière. Mais si elle avait donné, avec un dévouement exemplaire, ses soins aux blessés, il savait aussi qu’elle n’avait jamais reculé devant le combat. Le fusil à la main, elle avait défendu, avec une centaine de ses semblables, la place Blanche, narguant les troupes du général Clinchant. Et c’est par miracle qu’elle avait échappé aux exécutions sommaires qui avaient suivi la défaite.

Il l’avait retrouvée ce soir-là dans le campement de fortune où elle allait, de grabat en grabat, faire des pansements et réconforter les blessés dont certains cédaient à l’envie de la séduire. Elle se penchait sur eux, indulgente pour leurs propos et attentive à leur détresse. Henri regardait son corps élancé, la chevelure en désordre qui cachait à demi son visage à la beauté grecque, et tout l’amour qu’il lui portait déferla en lui comme un raz de marée. Il n’osait pourtant manifester sa présence de peur de faire s’évanouir ce qui ressemblait pour lui à un moment d’éternité.

Ce fut elle qui, l’ayant aperçu, quitta le chevet des malades pour venir vers lui. Elle rayonnait de la sereine certitude que donne le devoir accompli et, au relieur qui s’inquiétait de son état, elle répondit simplement que la journée avait été rude. Ses sœurs fusillées étaient mortes dignement au cri de Vive la Commune ! Plusieurs laissaient des enfants orphelins dont les plus âgés avaient déjà pris les armes pour les venger. Quant à elle, sa fatigue était si grande qu’elle se promettait de prendre quelque repos dès qu’elle en aurait terminé avec les soins. Invoquant les dangers de la rue, Henri se proposa de la raccompagner, ce que, sans l’ombre d’une hésitation, elle accepta.

Ils durent, pour parvenir au domicile de Lucie, user de prudence. Des échauffourées éclataient çà et là, sporadiques et imprévisibles. L’oreille aux aguets, les deux amis localisaient la menace et décidaient ensemble du trajet à emprunter pour y échapper. C’est ainsi qu’ils arrivèrent sans encombre rue Lepic où seul un groupe de communards montait la garde. Henri se fit connaître et obtint, pour lui et sa compagne, un sauf-conduit fraternel.

Lucie tira de sa ceinture une clé qu’elle se hâta d’engager dans la serrure. Ils entrèrent. La porte de la boutique refermée sur eux, ils poussèrent un soupir de soulagement. S’ils n’étaient pas dupes des pièges que le lendemain leur réserverait, les moments qu’ils s’apprêtaient à vivre les remplissaient d’espérance. Le baiser qu’ils échangèrent en avait le goût.

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