Ciel de traîne, roman de Gilles Vidal

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Roman de Gilles Vidal

Rayon : Noir

Un cadavre est retrouvé en lisière de forêt, un os d’oiseau dans une main. La victime a visiblement été torturée pendant plusieurs jours avant d’être égorgée. Mais qui est-elle ? aucune disparition n’a été signalée récemment.
Une jeune femme disparaît du jour au lendemain laissant son compagnon désespéré. Est-elle prisonnière de cet homme qui prétend la détenir et le harcèle au téléphone ?
Un scénariste revient dans la maison de son enfance dont il a hérité. Ce n’est pas sans réticence qu’il entreprend ce retour aux sources. Que vient-il y chercher ?
Quel est le lien, et y en a-t-il un, entre ces personnages ? Le lieutenant Kamensky saura-t-il assembler les pièces du puzzle ?

ISBN 978-2-84859-175-9
240 pages - Format 140 x 210
Livre broché 17,90 € - Acheter
Livre numérique 6,99 € - Acheter (formats EPUB, PDF, MOBI)

Revue de presse

Extrait

Quand, à grand-peine, elle reprit conscience, ses cils étaient englués comme si des araignées avaient tissé leur toile autour de ses paupières. Comme d’habitude rien ne pouvait la renseigner sur l’heure qu’il était ni sur le temps qu’elle avait passé inconsciente. Impossible de distinguer la nuit et le jour, ils se confondaient en deux ectoplasmes qui lui renvoyaient leurs formes hideuses. Deux chimères qui lui montraient les dents.
Elle avait perdu toute notion, recluse dans ce bas-fond où la froide humidité se mettait à la mordre sérieusement maintenant, attaquant l’équilibre précaire de sa santé de plus en plus fragile. Mais les véritables ravages étaient ailleurs. Elle n’arrivait plus à se concentrer longtemps sur un souvenir, une idée, ne serait-ce qu’une bribe. Sous son crâne, toute pensée se carapatait, noyée dans un courant noirâtre et visqueux, sauvage aussi comme le flux d’un torrent montagnard. Déchets arrachés à l’humus, bois flotté dérivant, têtes de poupées énucléées, faces grimaçantes d’homoncules improbables, verbiages vagissants issus de lèvres obscènes, chaînes munies de crocs de boucher pendant d’un plafond avec, en dessous, des cuves de cuivre oxydées, des entonnoirs rouillés, tout un requiem d’odeurs métalliques à donner envie de dégorger ses tripes… tout s’enfuyait dans un tourbillon puis, telle une houle, revenait se confondre en une explosion d’écume dans un brouhaha hystérique, un maelström d’émotions et de sensations contraires.
Le délire était là, en longues écharpes entremêlées et s’étiolant comme un ballet de lourds nuages menaçants défilant en images accélérées. Soudain libre, à la marge d’une foule dans laquelle elle aurait pu se fondre, elle s’imaginait accélérer le pas, se faufiler entre les corps, à la recherche d’un refuge quelconque pour apaiser sa peur. Mais cette possibilité-là, la fuite, lui donnait le vertige. Elle était paralysée, ne pouvait plus faire un geste, à peine respirer, ses pieds étaient de plomb. Elle avait l’impression d’être retenue par une sorte de longe de cuir invisible serrée autour de son cou et elle ne pouvait plus bouger, plus du tout, les muscles tétanisés, à la merci d’un prédateur affamé qui viendrait tourner autour d’elle.
Dans un autre brouillard éveillé, elle se trouvait sur le versant d’une vallée aux herbes noires où cavalcadaient des molosses au pelage ras et marron, aux flancs ocellés d’ovales jaunes, une meute écumante aux yeux rouges brûlant la nuit comme des braises, des molosses montés par des êtres elfiques aux oreilles pointues. Tout ce méchant monde se ruait vers des proies invisibles. « La douleur est une malédiction appelée à disparaître », entendait-elle susurrer à son oreille. « Toute douleur s’éteint avec la mort. » Puis la voix s’évanouissait pour laisser place au visage paisible d’Henri Michaux en noir et blanc, ce poète dont elle avait trouvé un livre dans la bibliothèque. Il y avait sa photo sur la quatrième de couverture : crâne lisse, long nez, grandes oreilles et yeux mâchés, une cigarette coincée entre l’index et le majeur droits. Il lui chuchotait : « Moi n’est qu’une position d’équilibre. »
C’était le gardien des enfers maintenant, son visage hideux ricanant qui lui faisait signe : « Pssst ! Pssst ! » Plaqué à une imposante porte de bronze, il lui demandait de s’approcher, ce qu’elle faisait plusieurs fois, de pas saccadés, avant de faire marche arrière, reculant, revenant à nouveau, repartant, tel un jouet mécanique. « Venez jeter un coup d’œil », disait-il en entrebâillant la porte immonde sur laquelle étaient sculptées des sortes de gargouilles et d’où s’échappaient des fumerolles. « Vous n’avez pas envie de savoir ce que l’on trouve derrière ? Allons… moi, je suis sûr que cela vous démange. » Elle entendait des cris étouffés et des grésillements, sentait des relents âcres de merde, de foutre, des effluves de viandes grillées.
Quand toutes ces chimères s’évanouissaient puis disparaissaient, elle s’effondrait sur le sol froid en terre battue recouvert d’une épaisse poussière solidifiée et, haletante, finissait par sombrer dans une sorte de coma.

Elle se redressa lentement et, appuyée sur un coude, aperçut à un mètre d’elle son bol en plastique bleu qui avait été rempli d’eau et, à côté, un morceau oblong jaunasse, posé à même le sol. Elle se traîna jusqu’à lui. C’était un filet de poulet cru que des blattes étaient en train d’escalader. Elle les chassa d’un revers de main sans éprouver de dégoût – quelle différence ? –, elle avait trop faim.
Elle fit jouer entre ses doigts sales et maigres le bout de viande visqueux puis le porta à sa bouche. Il n’avait aucun goût, ou peut-être évitait-elle inconsciemment d’y trouver un goût. Elle mordit dedans et mastiqua lentement, avec application, tout en jetant un regard vers le fond de la cave, sur la gauche : parfois, à cet endroit, de minces filets de lumière, comme des pinceaux, venaient percer les ténèbres avant de s’y fondre.
Malgré le froid relatif de la cave, elle sentait une moiteur, seulement présente dans sa tête, si palpable qu’elle pesait sur ses poumons, lui donnant l’impression que l’air s’enfuyait de sa geôle, qu’il n’y en aurait bientôt plus assez pour respirer. Et c’étaient alors les terreurs de la prime enfance, les blessures jamais refermées qui revenaient à l’assaut.
Le temps s’épuisait à n’en plus finir et, à l’idée de le voir revenir, elle se demandait si cela valait encore la peine de vivre. Alors elle appelait une mort soudaine qui la délivrerait. Mais on ne meurt pas comme ça, en claquant des doigts, et, surtout, elle savait qu’elle n’aurait jamais le courage de se tuer – il y aurait eu moyen, il y a toujours moyen, comme par exemple en se fracassant la tête contre le mur. Elle se souvenait même avoir lu qu’un homme menotté avait réussi à se suicider en déchirant un de ses poignets avec les dents.

Et si elle se rebellait ? Si elle essayait de s’échapper ?
Cela la fit ricaner, on aurait dit le bruit d’une grosse chaîne se déroulant sur le pont d’un bateau.
Il ne restait plus qu’à l’attendre, donc, laisser venir le temps noir, ne surtout pas deviner, prévoir sa venue, juste plonger ses yeux dans le four de son âme, attendre comme un vieillard malade abandonné de tous dans un lit glacial.
Mais s’il y avait une chance, une seule petite chance pour qu’elle en réchappe, alors là…

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