Cv nadaNada, presque rienAcheter

Roman de Laurence Neige

ISBN 978-2-84859-025-7
234 pages

Broché 20 € - Acheter le livre Nada, presque rien
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Présentation

Une nuit, l’évidence s'impose à elle : partir ! Quitter son mari, son confort... sa vie ? Nada fait sa valise, referme la porte de l’appartement, laisse les clés à l’intérieur. Mais ce mal-être qu’elle fuit lui colle à la peau comme la poisse qu’elle semble porter, jusqu’au jour où sa route croise celles de Rose et Simon.
Ce récit relate la quête d’une femme à la recherche de son identité et le parcours douloureux qui mène à la connaissance de soi, mais c’est aussi une très belle histoire de rencontres, rencontres entre des êtres que rien ne semblait réunir, rencontres avec des émotions fulgurantes, inattendues, puissantes, envahissantes.
Illustration de la couverture : Chris et Cecilia Nahon.

Extrait

Ce qu’il y a de terrible dans ces soirées, c’est l’accumulation de sentiments nauséeux… Je parviens à me sentir à la fois très transparente, très moche et très seule, d’autant plus seule que tout le monde autour de moi semble tellement s’amuser. J’ai la sensation d’être si glauque, que je serais davantage à ma place sur l’étal d’un poissonnier, coincée entre une morue et une tanche, l’œil vitreux.
Mon mari m’a avertie au dernier moment : « Ce soir, on sort… tu achèteras quelque chose… des fleurs ou une bouteille, mais pas la même que la dernière fois, c’était imbuvable. » « D’accord » ai-je répondu, puis il m’a regardée de haut en bas d’une drôle de façon. J’ai resserré la ceinture de mon peignoir, je comprenais le message cinq sur cinq : « Fais un effort, ne me fais pas honte cette fois ! » J’ai hoché la tête pour qu’il sache que j’avais saisi et qu’il pouvait partir travailler l’esprit en paix. J’avais hâte qu’il s’en aille pour aller vomir mon petit-déjeuner.
Je n’y connais rien en vin, j’ai donc fait confiance au vendeur et lui ai demandé une très bonne bouteille, peu importe le prix. Ses yeux se sont allumés comme les fenêtres d’une machine à sous. Quatre-vingt-six euros. Je lui ai tendu ma carte bleue, mon mari sera furieux.
Et je suis là, à cette soirée, chez Madame Serre-tête et Monsieur Parfait que je ne connais pas, dans ce pavillon de banlieue qui ressemble comme deux gouttes d’eau de pluie acide à celui où nous étions invités la semaine dernière… cette fois, je ne sais même pas ce qu’on fête : un anniversaire, une promotion, une crémaillère ou une naissance ? Qu’est-ce que ça changerait de toute façon ?
Je soupire en regardant le fond de mon verre. Une grande banderole derrière le buffet dit : « Bonne chance Alexandre » et un grand type un peu chauve ouvre des cadeaux. Il défait le papier de soie qui entoure notre bouteille, regarde l’étiquette et remercie chaleureusement mon mari. Quelqu’un siffle d’admiration en voyant le nom et l’année du cru. Mon mari a les mains dans les poches, il sourit à tout le monde. La bouteille passe de main en main. « Quand est-ce qu’on l’ouvre ? » claironne quelqu’un. Le type la récupère sans répondre et la pose en retrait derrière une serviette en cuir, à l’abri des convoitises. Il passe à un autre cadeau. Mon mari se tourne vers moi et me lance un regard noir, je jurerais qu’il y a de la haine dans ses yeux.
Je regarde les morceaux de papier cadeau éparpillés sur la moquette, déchirés puis abandonnés. Je me sens comme eux.
Mon mari s’éloigne sur la terrasse en compagnie d’une belle femme, sans doute sa façon de me punir. Je ne me sens jamais aussi seule qu’au milieu des gens. Leurs regards glissent à travers moi comme si j’étais diaphane. Je me rapproche du buffet pour me servir un autre jus de fruits, au moins aurai-je fait quelques pas.
Je jette des regards perdus autour de moi mais personne ne vient à mon secours, personne ne vient me parler. Mon mari me boude. Les conversations vont bon train. Tout le monde rit, parle, s’amuse. Chacun est à sa place. Où est la mienne… ? ! ? Je me sens laide au milieu de tous ces gens qui m’ignorent. Ma robe me serre. J’ai cinq kilos de plus que le jour où je l’ai achetée. C’était l’été dernier, pourtant j’ai l’impression d’avoir aussi cinq années de plus. La touffeur de cette pièce m’est insupportable, je sens mes joues rougir et ma peau devenir moite. Je peux presque sentir mes racines sécréter du sébum de façon continue. Je me fais l’effet d’une truie. J’ai envie de me vautrer sur la moquette claire et épaisse et de pousser des cris.
Le trajet en voiture dure une éternité. Mon mari a tenu à raccompagner un couple sans véhicule. « Futurs clients » m’a-t-il glissé à l’oreille comme pour justifier sa toute récente serviabilité. Je n’arrive pas à participer à la conversation, j’essaye, mais tout ce que je dis tombe à plat. Au bout de deux tentatives, je préfère me taire. Mon mari travaille pour une grosse compagnie, il vend des assurances-vie et parle des dernières mesures gouvernementales comme si le ministre des Finances en personne lui avait tout expliqué. Les « futurs clients » ont l’air de mordre à l’hameçon. Il leur laisse sa carte. On les dépose devant un bel immeuble bourgeois du dix-septième arrondissement, ils doivent avoir du fric. Mon mari redémarre, il a un soupir d’autosatisfaction, puis il croise mon regard et se renfrogne : « Tu es contente de toi… ? » Sa question n’attend pas de réponse, je hausse les épaules et me tais. « Et cette bouteille… ? Tu n’as pas trouvé plus cher… ? »
Il est une heure du matin, je suis épuisée. Je regarde par la vitre, je bâille en silence. Les rues de Paris défilent. Ses reproches ne me touchent pas, je ne les entends pas vraiment. On descend l’avenue de Clichy pour rejoindre les boulevards extérieurs. Les zones d’ombre aspirent mon regard, je voudrais m’y dissoudre. La Porte de Saint-Ouen est déserte. On s’arrête à un feu rouge. « Et tu ne pourrais pas essayer de t’amuser dans les soirées… ? Faire semblant, c’est trop te demander… ? Tu connais pourtant…» Sa phrase me blesse plus qu’une gifle.
Sur le trottoir, deux prostituées discutent et rigolent. Un peu plus loin, une troisième fait les cent pas. J’entends ses talons claquer. Elle fait demi-tour, revient vers nous. Elle a une jupe en cuir noir très courte et un gilet d’homme en cuir rouge. Ses bras sont musclés. Autour du cou, une chaîne en or à gros maillons qui disparaît dans son décolleté entre ses deux seins. Elle serre un petit sac en cuir sous son bras. J’ai le même modèle sur les genoux. Et il n’y a pas que nos sacs qui nous rapprochent. À cet instant précis, je me sens exactement comme elle. Moi aussi je vends mon corps, au nom du confort et de la sécurité. Nos regards se croisent. Le sien est fier et lumineux, le mien est vide et fatigué. Je baisse les yeux la première, j’ai envie de pleurer.

Mon esprit reste à l’affût. Je n’arrive pas à dormir. J’écoute le frottement des aiguilles du réveil. Je compte mentalement les secondes comme autant de moutons qui, alourdis par la honte et la tristesse, seraient incapables de sauter cette fichue barrière.
La lumière des phares d’une voiture traverse le plafond. Je recommence à compter. Je m’arrête à trente-trois. C’est mon âge. Je me sens vieille et inutile. Je ressens un début de panique. Je double trente-trois, j’obtiens soixante-six. Je suis furieuse contre le temps qui passe sans m’attendre. Il ne voit pas que je ne suis pas encore prête ? Je voudrais lui crier « Pouce ! ». Je voudrais que le temps s’arrête pour me laisser le temps de souffler. Je voudrais que le monde s’arrête de tourner pour me laisser descendre.
Le tic-tac du réveil me nargue. Je me sens impuissante. J’ai envie de hurler ma colère. J’ai des larmes de rage silencieuses, je me mords la main, je me fais mal, ça fait du bien. Je ferme les yeux, tente de me réfugier dans le sommeil. Mon cerveau commence à lâcher prise, je glisse vers l’inconscience avec un soupir de bien-être.
Quand tout à coup, j’entends : « Un enfant est mort ». C’était comme un chuchotement à mon oreille, mais j’ai distinctement entendu les mots. Maintenant, je suis tout à fait réveillée, les yeux hagards mais grand ouverts. Allongé près de moi, mon mari dort toujours, d’un sommeil lourd, le sommeil du juste. Je répète la phrase pour ne pas l’oublier : Un enfant est mort. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ma conscience profite de mon sommeil pour m’envoyer des messages subliminaux ?
Je me lève sans faire de bruit. Je m’enferme dans la salle de bains. Je n’ai pas besoin d’allumer, la lune éclaire la pièce. Le carrelage est froid. Je m’assieds sur le rebord de la baignoire et pose les pieds sur une serviette. Un enfant est mort. Cette phrase continue à résonner dans ma tête comme un signal que je ne comprends pas. Quel enfant ? Qui est mort ?
Des enfants… Mon mari en voulait une paire au début de notre mariage. Il avait tout planifié, d’abord un garçon, puis une fille deux ans plus tard. Il parlait d’eux comme s’ils existaient déjà. C’est bizarre la place que pouvait prendre dans sa tête des êtres qui n’existaient pas. Je regardais autour de moi mais je ne voyais pas de vide à combler.
Je l’avais déçu, mais ce n’était pas le premier. J’avais consulté plusieurs médecins qui m’avaient tous dit la même chose : tout fonctionne parfaitement chez vous : barrière psychologique… Et effectivement je me sens stérile à tout point de vue, j’ai parfaitement conscience que rien de bon ne peut sortir de moi.
Il est trois heures du matin. Mes yeux se posent sur un paquet de disques de coton. Mes gestes sont automatiques. Je commence à me démaquiller en évitant mon reflet dans le miroir. Je suis la meilleure à ce jeu-là… des années d’expérience. Je ne me vois plus qu’à travers le regard des autres et ce que je vois n’est pas très beau… Depuis quand je fais ça… ? ! ? À partir de quel moment exact ai-je commencé à m’éviter… ?
Un enfant est mort… Je songe au regard de mes parents pour qui je suis restée une enfant et qui m’empêche de grandir, ou celui de mon mari qui me renvoie une image négative, presque annulée… Et si c’était moi cet enfant qui doit accepter de mourir ?
Tout commence à s’embrouiller dans ma tête, je viens de prendre une décision sans en avoir vraiment conscience. J’ai besoin de repos. Je trouve un tube de Lexomil dans un tiroir et croque dans la barrette.

Le réveil est brutal. Je m’arrache du sommeil avec un sentiment d’urgence, je pousse un cri, ma bouche est pâteuse, j’ai mal à la tête. La lumière crue du jour me blesse violemment les yeux. Les bruits qui me parviennent de la rue m’indiquent que la journée est déjà bien avancée. J’ai du mal à émerger, je marche à tâtons jusqu’à la salle de bains.
Je reste sous l’eau longtemps, puis je tourne les robinets pour terminer par une douche froide, ça me rafraîchit le corps et l’esprit, je me sens prête à passer à l’étape suivante. Je n’ai rien oublié de mes pensées de cette nuit. Tout me revient avec une clarté effrayante.
En peignoir, pieds nus sur le carrelage de la cuisine, je me sers une tasse de café. Mes cheveux mouillés s’égouttent en formant des petites flaques mais les problèmes d’intendance ne me concernent plus, je suis déjà ailleurs.
La tasse à la main, je fais le tour de l’appartement. Pièce par pièce, je regarde d’un œil indifférent les objets qui constituent mon univers. J’ouvre les deux battants de la penderie et je m’assois sur le lit. Qu’est-ce qu’on emporte quand on s’en va ?
Le téléphone sonne. Je sursaute comme si j’étais surprise en flagrant délit. Je réponds ou pas ? Le répondeur me sauve du dilemme en se déclenchant… Je reconnais la voix familière de la mère de mon mari. Je ne décroche pas. Je n’aime pas cette femme qui ne m’aime pas.
Je reviens à ma question : qu’est-ce que j’emporte ? J’ouvre des tiroirs et les referme. Je boucle mes valises comme pour un départ en vacances ou je n’emporte rien ? J’enfourne pêle-mêle quelques fringues dans un sac, j’enfile un jean et un tee-shirt blanc, c’est facile et anonyme. Je prends mes papiers d’identité et les clefs de ma vieille voiture.
Nouveau problème : dois-je laisser un mot ?… Une chose est sûre, je ne veux pas que mon départ soit équivoque… Le mot « adieu » me paraît clair et définitif. Je ne veux pas perdre mon temps en explications, je n’ai rien à dire, je veux seulement qu’on m’oublie, qu’on me foute la paix.
Je cherche du bristol dans un tiroir. « Adieu » tracé à l’encre noire sur un carton épais, sera plus joli à lire, rendra l’instant plus solennel. Je doute que mon mari apprécie l’intention. Tant pis.
Je ne prends pas les clés de l’appartement, je laisse le trousseau à côté du mot, bien en évidence sur la commode de l’entrée.
Je claque la porte derrière moi.
En poussant la porte de la banque, je me sens lâche d’avoir besoin de mon mari même dans la fuite, mais je suis une dépendante. D’abord de mes parents, puis de mon mari, qui sera le prochain ? Le directeur d’une maison de retraite ?
Le type qui gère notre compte m’accueille avec une politesse obséquieuse qui m’agace royalement, on dirait mon mari racolant des nouveaux clients. Du coup, mes remords s’envolent. Je demande un listing des derniers mouvements de notre compte commun. Il en fait trop. Sur la feuille qu’il me tend, apparaissent des comptes dont je ne soupçonnais même pas l’existence… De l’épargne, des actions, des assurances-vie… Est-ce que mon mari a touché une commission sur celles qu’il s’est vendu ? N’aurais-je pas dû signer quelque chose pour celle qui est à mon nom ? Je sens le regard lourd du banquier, je garde mon sang-froid, je refuse de montrer la moindre émotion.
Je solde mon assurance-vie, ça me parait tout indiqué… C’est comme un signe du ciel tout ce fric à mon nom.
Je demande du liquide et fourre les billets au fond de mon sac. Le type soupçonne quelque chose de louche mais ne pipe mot. Je mettrais ma main à scier qu’il va contacter mon mari dès que j’aurai quitté son bureau… Je m’en fiche, je serai déjà loin… Au moment de partir, j’aperçois une lithographie représentant quatre billets de cent dollars américains, tellement vulgaire et indécente, que je suis prise d’un fou rire nerveux.

Un embouteillage place de l’Étoile, je pianote sur le volant. Mon départ n’a rien d’une fuite s’il se déroule à quinze kilomètres/heure. J’essaye de rester positive… je vais pouvoir réfléchir à ma destination… je reste à l’écoute de mes désirs… je n’en ai aucun. La voiture devant moi avance de quelques mètres, suffisant pour me faufiler et rejoindre l’avenue de la Grande Armée. Passé les boulevards extérieurs et les périphériques, en vraie Parisienne, j’ai déjà l’impression d’être loin.
Je suis le premier panneau bleu qui indique la proximité d’une autoroute… direction l’Ouest… Je me sens l’âme d’un colon, prêt à évacuer son ancienne vie et à découvrir le nouveau monde.
Je descends ma vitre pour laisser l’air entrer, j’ai une sensation de légèreté et d’ouverture.
Je sais que l’euphorie due à ma toute nouvelle liberté ne va pas durer, je dois m’éloigner le plus vite possible de Paris avant la panique qui ne va pas manquer de m’assommer quand je vais réaliser que dorénavant je suis seule. Je sais comment je fonctionne, j’ai eu le temps d’apprendre deux ou trois trucs sur moi pendant toutes ces années.
Pour l’instant, je me contente de rouler à l’abri entre deux lignes blanches.

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