Les Deux Chants du CygneLes Deux Chants du Cygne

Extrait du roman de Pierre Efratas et Gilles Pivard

STANTON - L’AN 1095 DE NOTRE ÈRE
À vous, ce secret…

Au moment où j’écris ces lignes, j’ignore si quelqu’un les lira un jour.

Mais si Dieu a bien voulu que revienne au jour cet ouvrage dissimulé sous une pierre antique de Devils Quoit, et si, de surcroît, vous n’êtes point un ennemi décidé à effacer toute trace de ce que fut le royaume d’Angleterre, alors qu’importent votre visage et votre nom !

Rendons grâce à la Providence qui dépose entre vos mains ces pages secrètes ; elles me furent données en garde par dame Edith Swann Hnesce et sire Wulfnoth Godwinson, respectivement amie de cœur et frère de feu le roi Harold, souverain légitime et dernier roi saxon qui régna neuf mois et neuf jours sur notre grande île.

Mais je n’ai déjà que trop parlé ! Aussi, révérence et honneur à vous, et puisse le bonheur ensoleiller vos jours, ce bonheur qui fut chichement compté à un roi, à un prince et au plus beau des Cygnes.

Sebricht, qui fut ermite à Stanton et très humble serviteur de Dame Edith

*

C’était le trois mai de l’an de grâce mille quatre-vingt-cinq.

Pour soulager mes maux de genoux, je vaquais à la recherche de simples dans le Grand Bois de Stanton. Tout à coup, j’entendis grincer les roues d’un chariot et claquer les sabots de quelques chevaux. Je me relevai et je m’approchai prudemment du chemin sinuant entre prairies, collines et forêts depuis Witney. Bientôt, je vis apparaître le petit convoi ; il y avait là deux cavaliers solidement armés escortant un chariot bâché de cuir tiré par deux percherons gris et conduit par un colosse aux longs cheveux roux. Ils avancèrent encore, puis :

— C’est lui ! s’écria le cavalier le plus proche en me désignant du doigt.

Close jusqu’alors, la bâche s’ouvrit sur une longue main féminine où brillait un saphir. De la pénombre émergea un visage dont il était impossible de ne pas se sentir immédiatement fasciné. Ses yeux vert ardent, immenses, vous captaient et ne vous lâchaient plus et vous vous en sentiez étrangement apaisé. Sous cette magie du regard, le nez de la dame était fin et long, et la bouche, très calme, très douce, aux lèvres pleines, semblait sculptée dans un marbre lilial que le temps avait eu du mal à entamer. Quant à la ferveur du menton et la largeur du front, ils annonçaient avec une feinte douceur les emportements d’un puissant caractère doublé d’une intelligence pénétrante. Sa chevelure noire et brillante frôlait ses épaules très rondes et contrastait avec la blancheur de son bliaut relevé d’une ceinture de cuir doré. Gracieux était son cou, lisse comme le marbre, ivoirin telle l’étoile du matin. Et moi, cette description quelque peu appuyée vous en fait foi, je m’en trouvai plus réjoui – et stupide – qu’un ange baguenaudant entre les nuages.

— Êtes-vous muet ? me demanda la dame en souriant de ses dents opalines.

J’émergeai de mon ravissement et je me rendis compte que le chariot était parvenu à ma hauteur.

— Pardonnez au vieux fou que je suis ! m’exclamai-je en m’agenouillant comme devant une reine. Je n’ai plus l’habitude des visites et des conversations, surtout avec des dames de votre qualité.

— Peut-être fou, s’amusa la visiteuse qui s’était assise sur la banquette à côté du charretier, mais astucieux. Nul ne m’a plus adressé pareil compliment depuis maintes années pleines.

— Compliment, noble dame ? S’il fallait en tourner un qui pût ressembler à la réalité, je me trouve bien en dessous, car ainsi que le disait Sénèque, un stoïcien pourtant…

Sans considération pour l’antique maxime dont je comptais assaisonner l’échange, l’étoile du matin m’interrompit :

— Ainsi, vous êtes Sebricht, le savant, le lettré réputé dans tous les environs d’Oxford ?

— Pour le prénom, gente dame, c’est parfaitement exact. Au reste, je crains fort que vous ne me surestimiez. Je suis un bonhomme infect et mes discours sont assommants, c’est du moins ce que prétendent les habitants du coin.

— Ils se trompent, murmura la dame avec un petit mouvement des lèvres et du nez qui, eux, ne pouvaient laisser aucun doute sur mon apparence et sur mon parfum peu engageants.

— Mais qu’à cela ne tienne ! dit-elle d’un air malicieux : même s’il n’est pas grec, ce dont je m’empresse de m’excuser, un proverbe de mon cher village proclame qu’un gâteau tortu peut s’avérer meilleur qu’un gâteau carré.

— Merci pour le compliment, répliquai-je en serrant les dents. Et peut-on connaître le nom de ce village cher à votre cœur ?

— Bosham, fit-elle d’un air grave. J’y ai longtemps possédé une terre confisquée depuis par les Normands. Aimeriez-vous en savoir plus ?

*

D’ordinaire, je me moque des appréciations flatteuses autant que des insultes. Le vent que font les sottards avec leurs bouches ne décoiffe pas ma tignasse grise où s’ébattent de mignonnes petites bestioles.

D’ordinaire. Car d’un regard, la dame avait su me convaincre. Désormais, j’étais impatient de découvrir son histoire - une histoire aussi exceptionnelle que déplaisante pour les nouveaux maîtres de l’Angleterre. Edith avait voulu la confier à une abbaye afin qu’on en prît soin pour l’édification des générations futures. Elle en visita deux, à Romsey et Waltham. Sitôt qu’elle y montra ses dessins et ses parchemins, les bons frères changèrent de couleur. Jésus, Marie, Joseph, il fallait replier bagage, prendre la porte, ne pas se retourner et éviter de parler encore de ces choses ! D’ailleurs, si elle n’avait pas été dénoncée par les bons Samaritains – des Samaritains saxons, ce qui faisait tout un monde –, elle le devait, disaient-ils, à leur magnanimité foncière et à l’exercice récurrent des prières qui les rendaient bons et généreux. Il fallait donc trouver une autre solution. Ainsi, Dame Edith avait pensé à moi, puisque personne n’aurait songé à confier un tel secret à un ermite pouilleux – l’explication est de moi, la dame possédant trop d’éducation pour l’exprimer aussi brutalement.

Edith ayant obtenu de mon âme éblouie ce que ma raison désabusée n’aurait jamais admis, je lui proposai de se rendre dans ma « maison » de Devils Quoits afin d’écouter son histoire. Pour dire vrai, c’était un tas de pierres à moitié rebâti élevant ses murs moussus, ses colonnes mangées de lierre et son toit de tuiles rouges aux confins d’un immense cercle de pierres levées de méchante réputation.

Sans se préoccuper des ronces qui entouraient l’essentiel de la bâtisse et des lapins qui infestaient les environs nimbés de brume, Edith pénétra d’un pas ferme dans mon gourbi, escortée par ses gardes portant un coffre. Ces derniers le déposèrent sur le dallage fendillé, au pied de mon lit de paille, et ils l’ouvrirent précautionneusement. Sur un signe de la dame, ils retournèrent au chariot – avec, selon moi, le soulagement de respirer un air moins vicié.

— Ancienne maison romaine, n’est-ce pas ? fit ma belle visiteuse comme si elle était la gardienne des vestiges.

— Regardez… ajouta-t-elle sans me laisser placer un mot. Sur la planche mal équarrie qui me servait de table, elle étendit une toile de protection qu’elle avait extraite du coffre avec des parchemins. Elle les déroula par-dessus et me contempla en souriant.

Merveilles du monde !

De toute ma vie – je le jure sur la tête de ma femme et mes enfants morts –, je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi beau ! Sur les peaux fines étaient peintes des scènes plus vraies que nature, rendues avec des coloris et des traits si légers qu’ils ne pouvaient appartenir qu’à une fée.

On pouvait y admirer la cour ancienne, le bon roi Édouard, l’infortuné Harold, l’infâme Tostig, le Bâtard normand, de fiers guerriers, des animaux, des fleurs, des bâtiments, des batailles, des… la vie, mes bons amis ! La vie même !

Je ne parvenais plus à parler. J’étais hypnotisé.

Enfin, je réussis à sortir quelque chose de ce chaudron sanieux que les gens charitables appellent mon gosier :

— Ma dame, est-ce vous qui… ?

Les yeux verts clignèrent.

— Si vous acceptez de voir et d’écouter la suite, je vous le dirai.

*

Assis sur des tabourets disposés l’un en face de l’autre, avec pour nous réchauffer un feu de branchettes et de tourbe crépitant dans le trou noir de l’âtre, nous nous parlions comme si nous nous connaissions depuis toujours, comme s’il paraissait parfaitement naturel, inscrit quelque part dans le codex de la vie que nous nous rencontrerions inévitablement.

Après avoir échappé aux persécutions normandes en empruntant bien des noms, et ce grâce à des finances solidement établies ainsi qu’à une poignée de Saxons fidèles – il en existe encore, et en dépit de sa pauvreté, votre serviteur revendique ce titre –, Edith Swann Hnesce avait beaucoup voyagé. Au terme de plusieurs années d’errance au cours desquelles elle avait mis ses enfants à l’abri en Écosse chez d’anciens alliés de son père – dont elle disait fort peu –, la dame Edith avait pris une décision radicale. Elle s’était rendue dans le duché de Normandie afin d’y découvrir une œuvre exposée dans la nouvelle cathédrale de Bayeux depuis mai 1077. Il s’agissait d’une broderie sans précédent, réalisée au fil de laine sur neuf bandes de toile de lin et comportant pas moins de soixante scènes assorties d’un commentaire en latin.

Et pourquoi donc, me demanderez-vous, cette noble personne avait-elle décidé de franchir la mer à ses risques et périls ? Pour une raison impérieuse : découvrir ce qu’Odon, demi-frère du pillard qui rançonne l’Angleterre et y plante ses donjons hideux – vous devriez voir celui qu’il possède à dix miles d’ici… –, pouvait avoir commandé à la petite armée d’artisans à sa dévotion. Car la broderie ne racontait pas une histoire quelconque, un lai gentillet ou les aventures de Maître Pinson et Damoiselle Pinça au pays des Coquefredouilles. C’était une tragédie décrivant la lutte à mort entre le Bâtard de Normandie et le roi Harold d’Angleterre !

À ces mots, Edith Swann Hnesce essuya ses larmes. Elle reprit sa respiration, puis elle soupira :

— C’était une œuvre magnifique, je ne puis le celer. Hélas, comme beaucoup d’histoires peintes à belles couleurs, elle était biaisée et menteuse, et au fond bien digne de son commanditaire Odon, le roi des serpents et le serpent des rois. Les premiers jours de mes visites, j’ai cru en mourir de dégoût et de rage, surtout en découvrant les deux dernières scènes montrant le couronnement de Guillaume. Ensuite, je me suis reprise, car mon sang n’est point de cette eau qui coule sur les joues, mais un feu ravageur. De sorte, ajouta-t-elle, que pour rétablir la vérité et l’honneur du peuple d’Angleterre, j’ai décidé de raconter une autre histoire. À cette fin, j’ai patiemment recopié et interprété les dessins que j’avais longuement observés, en ajoutant diverses scènes de ma création. C’est curieux à dire, mais après avoir tant souffert de ces événements, j’y ai pris une sorte de bonheur, celui que procure la revanche. Au point d’avoir ajouté l’histoire de mon très cher beau-frère Wulfnoth, captif en Normandie, pour lequel j’éprouve le remords de n’avoir point tenté plus en sa faveur.

— Je comprends. Et qu’attendez-vous de moi, noble dame ?

— Que vous écriviez cette histoire, scène par scène, afin qu’il en reste une double trace, écrite et dessinée.

— L’honneur est trop grand pour qu’il se puisse refuser, mais je suis trop pauvre pour fournir l’écritoire…

— Vous l’aurez ! Ensuite, si ce n’est pas abuser, je vous demanderai un autre service.

— Lequel ?

— Garder cette œuvre par-devers vous, jusqu’à ce que je vienne la quérir.

— Moi, dame Edith ?

Je devais avoir l’air particulièrement ahuri, car ma visiteuse me répondit d’un ton sévère :

— Je ne vois pas d’autre Sebricht dans cette maison.

— Certainement, certainement… répétai-je d’une voix chevrotante, cependant je ne suis pas certain de me montrer digne de vos espérances. Je ne suis qu’un vieil idiot, moi, pas un paladin armé d’une épée flamboyante.

— Ah non ! s’écria Cou de Cygne, devenue soudain une louve aux dents acérées, n’essayez pas ce jeu avec moi ! Vous souvenez-vous de Maître Grimwald ?

— Maître Grimwald… Maître Grimwald… fis-je en me grattant le haut du crâne.

— En plus, vous faites l’imbécile, car vous vous en souvenez très bien ! s’écria-t-elle, et elle frappa durement mon épaule, geste salvateur qui remit en place ma pauvre mémoire.

— N’était-il pas un genre d’orfèvre ?

— Je constate qu’un genre d’intelligence vous revient ! grinça Edith, impitoyable, ses cheveux noirs tournoyant autour d’elle comme la nuée d’orage.

Et elle reprit :

— Que vous a confié l’orfèvre Grimwald qui, je vous l’apprends, comptait parmi mes fidèles serviteurs ?

— Un reliquaire, je crois…

— Vous croyez ! Comme c’est plaisant ! s’exclama Edith en pointant son index sur ma poitrine. Cessez cette comédie immédiatement ! Et dites tout simplement que dans ce reliquaire se trouvait la liste de certaines personnes ayant fui le royaume, ainsi que de leurs avoirs cachés. N’est-ce pas, Sebricht ?

Si cette diablesse m’avait menti et qu’elle était envoyée par l’earl Alberic de Vere, un diable écumant la région en quête de taxes, de rebelles et d’yeux de braconniers à crever, j’étais bon pour l’estrapade ou une autre facétie au choix du bourreau.

Je chassai bien vite cette idée sinistre et certainement absurde.

— C’est vrai, noble dame, avouai-je piteusement.

— Et ce qui est également vrai, ajouta-t-elle, tient dans cet acte vertueux que vous avez rendu le trésor pur et sans tache à son propriétaire.

— Vous êtes bien informée. Grâce à une partie de ses largesses, j’ai pu reconstruire l’aile droite de cette ruine.

— Maître Sebricht, pourquoi n’avez-vous pas utilisé le reste ?

— Pour ne pas éveiller les soupçons sur une soudaine fortune. Aux rares curieux qui s’étonnaient des rénovations apportées à mon humble logis, j’ai prétendu avoir hérité de mon oncle Ædelric qui avait eu le bon goût de choisir ce moment pour passer ad patres…

— Maître ermite, déclara Edith en me fixant droit dans les yeux, je n’ose point douter que vous feriez pour une dame de qualité ce que vous avez accompli pour sire Grimwald ?

— Dieu bon ! Le contraire serait indigne de ma part.

— Bien ! triompha-t-elle derrière son armée de dents opalines, dans ce cas, nous voici d’accord. Quand on viendra reprendre en mon nom ce que je vous ai confié, je vous promets que vous disposerez de quoi vivre dignement dans un autre royaume.

Dignement ! Le mot magique !

À cet instant, je me reprochai mes prudences et je remerciai le ciel d’avoir répondu de manière aussi inattendue à tant d’années de prières. Désormais, à l’abri d’une maisonnée digne de ce nom, je pourrais reprendre ma vie d’antan…

— Ainsi, vous acceptez ? reprit Edith d’une voix soudain melliflue.

— Oui, noble dame. De grand cœur.

Je m’agenouillai et ployai la tête en signe de respect, mais elle s’empressa de me relever.

— Non, pas vous, Sebricht ! J’affirme que le descendant d’Eadmund II Côte-de-Fer, qui fut vaincu jadis par Knút, mérite une vie plus en accord avec son rang.

— Corps Dieu, ma dame ! rétorquai-je, fier et amusé qu’elle connût mon secret, quand commençons-nous ?

— À l’instant ! s’exclama-t-elle en riant.

Elle appela ses gens et ainsi débuta notre travail.

Voici donc, contée par le dessin et par l’écrit, burinée à verbe simple et sans vains artifices, l’histoire de la chute de la maison saxonne, et ce qu’il en advint avant et après la bataille de Hastings.

Tirez-en le miel des jours heureux et les larmes des nuits solitaires comme la noble Edith Swann Hnesce qui la composa auprès du puits de Bosham et du pauvre Sebricht qui la relata à Stanton.

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