Pour que la mort ne crie pas victoirePour que la mort ne crie pas victoire

Extrait du roman d’Alexis Ruset

Le conflit s’enlisait et les troupes s’enterraient. La cavalerie combattait maintenant comme l’infanterie, dans une guerre de taupes. Fini les chevauchées. Les dragons étaient enfouis dans des gourbis, avec les poux et les rats pour compagnons, la peur et la puanteur pour compagnes. Le régiment d’Octave tenait un secteur en Argonne. Lui avait pris du galon. Promu brigadier, il commandait maintenant une escouade qui venait au repos à Santifontaine, un gros hameau situé juste derrière la ligne de front, où le fourrier du régiment avait déniché un cantonnement. Un bien grand mot pour désigner une bergerie désaffectée, tout en longueur, noire comme une caverne, perdue au fond de la cour d’une ferme. À l’intérieur, on ne voyait de prime abord que des entassements de nuit. Mais en insistant, on distinguait des ombres mouvantes dans les halos ronds et laiteux des lanternes, pareilles à des falots dans un épais brouillard. Des noctuelles papillonnaient autour, leurs ailes de velours brunes, légères et vacillantes, flottant dans une obscure clarté. Chacun avait son coin à lui, avec son fourbi et un lit de paille couvert d’une toile de tente pliée en quatre, mais les souris trottaient partout et une odeur méphitique, émanant de l’ancienne litière, empestait l’atmosphère. C’était limite et les hommes râlaient, mais ils s’y faisaient, trouvant au moins là un abri où dormir sans la crainte de l’ennemi, enroulés dans leurs couvertures. Pour se décrasser et se raser, ils avaient le lavoir, un bassin situé non loin, en contrebas d’une fontaine, où les libellules, belles demoiselles, volaient de leurs deux paires d’ailes au-dessus de l’eau, à l’horizontale, toujours au même niveau. Un luxe pour des Poilus sevrés d’eau courante en première ligne, où la toilette s’arrêtait souvent au museau, frotté avec un peu de pluie puisée du creux de la main dans un seau.
C’est là qu’Octave rencontra Gaby. Elle battait à genoux le linge pour l’essorer. Quand il l’aperçut, il crut voir sa sœur. Même âge, même grâce naturelle, même regard lumineux dans un visage empreint de douceur et volontaire à la fois, même pudeur aussi, qu’on aurait presque prise pour de la timidité. Une fille aussi jolie, d’apparence peu paysanne dans un pays perdu, attirait les regards des soldats. Ses yeux neutres repoussaient leurs avances et ceux qui osaient passer outre étaient gentiment, mais fermement éconduits. Octave n’était pas comme eux. Il l’avait saluée poliment en arrivant, puis s’était rasé sans la fixer effrontément. Elle avait pourtant vite remarqué qu’elle ne lui était pas indifférente, qu’il la regardait à la dérobée en tenant son petit miroir d’une main, le blaireau de l’autre, et qu’il détournait le regard dès qu’elle levait la tête pour ne pas la gêner. Bien fait de sa personne, il avait de la prestance, mais il n’en jouait pas comme d’autres auraient fait à sa place. Cette délicatesse la touchait.
Il terminait ses ablutions quand elle acheva sa lessive. Il lui proposa de porter son baquet. Plein à ras bords, il était lourd, elle accepta. Ils cheminèrent un moment sans rien se dire. Lui ne savait pas comment se lancer. Elle, sur la réserve, attendait qu’il fît le premier pas. Il sortit enfin de son embarras en lui parlant de Léa, à laquelle, dit-il, elle ressemblait comme deux gouttes d’eau, et c’est comme ça, en partant de leurs proches, que la conversation s’engagea. Gaby avait aussi un frère mobilisé, mais il se battait dans les Dardanelles contre les Turcs et elle ne le reverrait pas de sitôt. En attendant, elle restait seule avec son père, comme Léa croyait-elle, car Octave ne lui apprit que plus tard la fin tragique de Joseph. La petite ferme vivotait grâce à la solidarité des voisins, qui avaient des bras disponibles pour s’occuper des bêtes et du fourrage. La confiance se nouait peu à peu entre la lavandière et le soldat. Issus du même milieu, ils s’exprimaient de la même façon et se comprenaient à demi-mot. Leurs sensibilités s’accordaient spontanément et ils en vinrent à se livrer comme s’ils se connaissaient intimement. Ils sentaient confusément que l’affinité qui les unissait socialement pourrait devenir le ferment d’un attachement plus profond.
Arrivée devant chez elle, Gaby se dirigea vers la haie où elle mettait la lessive à sécher quand il faisait soleil. Celle de la veille était encore étendue. Elle demanda à Octave de l’aider à la plier. L’idée d’associer à une tâche ménagère un gaillard comme lui l’amusait. Lui, trop heureux de pouvoir rester un moment en sa compagnie, sauta sur l’occasion. Alors qu’ils tiraient les draps de toile à chaque extrémité pour en effacer les plis, il mesura mal sa force et lui fit perdre d’un coup l’équilibre. Elle tomba en avant et se ramassa en s’esclaffant, ce qui eut pour effet de le rassurer sur sa maladresse. Riant à son tour, il l’aida à se relever et retint une seconde sa main dans la sienne. Elle ne fit rien pour la retirer. Ce simple toucher de leurs peaux, contact furtif et muet, leur fit sentir qu’ils se plaisaient.
La bataille faisait rage. Le calme n’existait pas. C’était une suite ininterrompue de duels d’artillerie. Les obus traquaient les Poilus jusqu’au fond des abris, enterrant vivants ceux qui leur échappaient à découvert. Incendiée, hachée, mutilée, la forêt d’Argonne ne dressait plus vers les cieux courroucés que des moignons calcinés, implorant comme des bras coupés la clémence d’un dieu sans pitié. Et la nuit, flottait dans l’air une odeur indéfinissable de brûlé, de poudre et de bois pourri. Pourtant la vie résistait, fragile mais tenace. Un matin où Octave, debout sur la banquette de tir, scrutait depuis la tranchée la position adverse, les yeux collés au créneau aménagé à cet effet dans le parapet, il eut la divine surprise d’apercevoir en contrebas, quelques mètres devant lui, blottie contre la carcasse déchiquetée d’un arbre tronqué, une pervenche éclose comme par enchantement dans la terre de personne et que la dévastation avait épargnée par miracle. Il buvait du regard comme un élixir d’espoir cette fleur surgie du néant. Elle avait la couleur des yeux de Gaby et lui n’avait d’yeux que pour elle.
La veille de la relève, elle était toujours là. Il n’était pas sûr qu’elle y fût encore à son retour et une envie irrépressible lui prit de la cueillir. C’était pure folie. Il savait, s’il faisait ça, qu’il risquerait sa vie et ne respecterait pas la parole donnée à Léa. Sortir de son trou le mettait à la portée d’un tireur embusqué dans le camp d’en face, quitter son poste à la merci du conseil de guerre dans le sien. Il sentait la mort à l’affût, attendant qu’il sautât le pas pour fondre sur lui. S’il la provoquait, elle ne se laisserait pas conter fleurette. Qui sait d’ailleurs si l’apparition mystérieuse de cette pervenche n’était pas un nouveau piège qu’elle lui tendait. Si l’espérance qu’elle incarnait dans un paysage de désolation n’était pas un leurre de plus, le plus fallacieux qui fût. En la cueillant, ne cueillerait-il pas la mort elle-même ? Il chérissait peut-être une plante vénéneuse, une ciguë redoutable, parée des atours trompeurs d’une inoffensive beauté. Mais il chassa cette supposition. Son instinct lui disait que cette éclosion solitaire n’était pas une fatale tentation, mais au contraire une invitation à vivre et que par elle, c’était Gaby qui lui faisait signe. La mort ne voulait pas de cette échappée sur la vie. La rusée y faisait obstacle comme elle pouvait, en lui insufflant le doute, en l’embrouillant dans des peurs illusoires pour le dissuader, mais il ne se laisserait pas prendre à son jeu perfide. Il attendit la première occasion. À l’heure de la popote, qui rameutait les affamés, il releva le guetteur et profita d’un moment où il était seul pour se glisser hors de la tranchée. Il fallait faire vite. Il rampa sur la descente jusqu’à la fleur, la cueillit délicatement et la rapporta dans sa cagna où il la mit à sécher entre deux pages d’un cahier, afin de la garder intacte, avec tout l’éclat de sa couleur, comme un précieux talisman.
Le bonheur était venu frapper à sa porte. Ne voulant pas le laisser sans réponse, il s’empressa de lui ouvrir son cœur en commençant un journal.

« Santifontaine, 10 mai 1915,
On est au repos. J’ai revu Gaby. Au moment où on passait devant la ferme, elle était occupée à nourrir les lapins. Quand elle m’a reconnu, le plissement fin d’un sourire a animé sa bouche. Je me suis arrêté et j’ai dit aux gars de continuer seuls jusqu’au cantonnement. Elle a posé son panier devant les clapiers pour venir vers moi. On a marché côte à côte sur le chemin comme la première fois. Il a fallu du temps pour renouer le fil. J’avais pensé cent fois à ce que je lui dirais, qu’elle m’avait manqué et que j’avais pensé tout le temps à elle, mais ça ne sortait pas. Mon cœur battait et j’avais les mains moites. C’est elle qui a rompu le silence. On était arrivé devant un pré planté de mirabelliers, où une chèvre toute blanche, attachée à un piquet déplacé tous les matins dix mètres plus loin, tondait autour chaque jour un grand cercle d’herbe plus claire. Souffrant sans doute de solitude, elle est venue se frotter contre Gaby qui a ri, lui a gratté le front entre les cornes, puis s’est tournée vers moi et m’a dit, comme si cet intermède joyeux lui avait délié la langue, qu’elle avait parlé de moi à son père et qu’il voulait me connaître, que c’était mieux comme ça, qu’elle ne voulait pas passer pour une fille à soldats, que ça éviterait aux uns et aux autres de jaser. Pendant ce temps, la bête nous observait, barbiche au vent, en ruminant tranquillement. Elle semblait s’intéresser à ce que disait Gaby, avec dans les yeux une sorte de camaraderie moqueuse. Au bout d’un moment, elle a bêlé doucement, comme pour l’approuver, puis s’est remise à brouter sans plus s’occuper de nous. Gaby a ri à nouveau et m’a invité à venir manger une galette au sucre qu’elle fera elle-même. Vivement demain. »

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