Couverture du roman de Fawaz Hussain "Un Kurde à Ithaque" représentant la mer en premier plan et les ruines fumantes d'une ville bombardée en arrière-planUn Kurde à Ithaque

Extrait du roman de Fawaz Hussain

Prologue

Ce texte est né d’une rencontre impromptue dans le quartier de Plaka, au pied de l’acropole d’Athènes. Dans un restaurant prétendant être le plus authentique de toute la Grèce antique et moderne réunies, nous formions, trois Grecques fort avenantes et moi, seul Kurde du groupe, une joyeuse compagnie. Calliope s’était délibérément installée en face de moi et me fixait intensément de ses yeux débordant de tendresse. C’était comme si elle demandait à mon visage de lui révéler le secret des secrets, le sens de la vie. Tard dans la nuit, elle a sorti un gros cahier vierge de son sac à main et une enveloppe sur laquelle elle avait déjà tracé son adresse en alphabet latin et grec. Elle les a posés devant moi sur une table jonchée de petits verres, de pichets de vin résiné vides à présent et des barquettes de hors-d’œuvre. Elle m’a dit, d’un ton très sérieux, qu’un Kurde natif de Halabja qui se rendait à Ithaque ne courait pas les rues. J’étais une manne du ciel et elle serait folle et irresponsable de laisser échapper une telle occasion ! Le 16 mars 1988, au Kurdistan d’Irak, ma ville avait été attaquée aux armes chimiques par les sbires de Saddam Hussein et je figurais parmi les rares rescapés. Les bombardements avaient fait cinq mille morts en cinq minutes, une moyenne de mille morts par minute, quelle performance macabre ! Professeur d’art dramatique, elle pensait tenir un sujet intéressant à l’intention de ses étudiants et des amis qui venaient lui rendre visite, et même de tout un chacun. Athénienne, elle vivait dans son appartement avec sa mère veuve et ses deux enfants, un garçon et une fille. D’ailleurs je ne tarderais pas à faire leur connaissance et à découvrir les mets traditionnels grecs les plus succulents.

Pour son cahier, elle avait peu de consignes, et surtout pas de contraintes à m’imposer. Je pourrais commencer par le commencement si le cœur m’en disait et coucher le plus sincèrement possible sur le papier ce qui me passerait par la tête. Pédagogue jusqu’au bout des ongles qui faisaient tourner involontairement son verre vide, elle a insisté sur le fait que je ne devais accorder aucune importance aux fioritures littéraires, ni rechercher un style ou un canevas sophistiqué. Cela risquerait d’altérer la pureté du ton, d’entraver la spontanéité du geste et de compromettre la franchise totale qu’elle attendait de moi. Une fois l’ensemble des feuilles remplies de mes réminiscences et d’histoires en apparence superflues, mais qui donneraient un autre éclairage, quoique subjectif, du malheur kurde, je le lui enverrais par la poste. Je lui rendrais son gage précieux à mon retour à Paris, ou d’ailleurs, puisque je passais mon temps à dévorer des distances, à me gaver des destinations les plus lointaines et parfois périlleuses dans un monde secoué par les guerres et les querelles souvent pour des pacotilles. Elle me laissait tout mon temps en arguant que l’écriture n’était pas chose aisée, loin de là. Elle savait de quoi elle parlait, puisqu’elle avait souvent des pannes, oui même elle, malgré le nom de muse qu’elle portait.

En arabe, on eût dit ghali talab rakhis : un être très cher qui demandait une chose bon marché, voire une bagatelle. Au Kurdistan irakien, j’avais lu des livres en kurde, en arabe et en persan. Depuis 1988 et mon séjour à Paris, je lisais plutôt en français, mais charger tout un cahier de mon écriture était une autre paire de manches. J’allais pour la première fois de ma vie endosser un statut d’écrivain et tenir une sorte de journal intime, un carnet de voyage, en tout cas, une œuvre autobiographique. J’étais désormais lié à la commanditaire, en l’occurrence Calliope, par un pacte de sincérité, celui de la vérité, rien que la vérité.

Mine de rien, mon interlocutrice me chargeait d’entreprendre un travail de mémoire. Sans le formuler clairement, elle m’encourageait à laisser un support matériel du monstrueux irakien, un carnet de carnage, une trace écrite concernant l’une des périodes les plus tragiques de l’histoire du Proche-Orient. J’étais en effet un témoin oculaire, un survivant d’une série de massacres commis à la fin du xxe siècle dans la Mésopotamie de toutes les convoitises et de toutes les horreurs. Je devais d’une certaine manière plaider ma cause, celle d’un Kurde de Halabja et crier haut et fort ce que je maugréais d’habitude ou pensais tout bas. Ingénieusement, Calliope me demandait d’organiser ma plaidoirie, d’exposer ma version des événements et de mettre le doigt sur la plaie béante, là où la douleur était insoutenable. Son cahier rempli serait un mémorial en marbre noir, une preuve tangible, un cri que je pousserais dans l’espoir, tout à fait improbable, de réveiller la conscience anesthésiée du monde démocratique se croyant libre.

Dans la nuit magique d’Athènes, à l’ombre de l’Acropole, j’ai rangé le cahier dans mon sac, et j’ai rongé mon frein. J’avais désormais hâte de me jeter dans cette eau tourbillonnante de lettres, de mots, de phrases et de règles strictes de grammaire, d’orthographe et de syntaxe. Je n’avais nullement peur de me noyer car j’avais pour bouée de sauvetage les deux yeux de Calliope et son sourire réconfortant. Ne sachant ce qui m’attendait au bout de cette entreprise, j’étais persuadé que ma joie serait grande quand je serais parvenu à la dernière ligne et que j’aurais tracé : MISSION ACCOMPLIE ! Oui, mon aventure, pour le moins singulière et se trouvant à ses tout premiers balbutiements, serait bouclée par l’apothéose de lettres majuscules et d’un point d’exclamation. Je n’avais encore aucune idée des tours que pouvaient nous jouer d’une part les fouilles des strates de la mémoire et d’autre part les aléas des rencontres, le pouls de la vie.

Farhad, Kurde atypique, réfugié apolitique et rêveur éthylique

Las de recenser les nuages haletant dans le ciel bas de Paris, je m’apprête comme tous les jours à quitter mon appartement sous les combles. À 11 heures et demie, je ferme la porte blindée à double tour comme si j’allais faire le tour du monde et risquais de m’absenter une éternité. Sans me soucier du fonctionnement de l’ascenseur, assez souvent en panne, je dévale les quatre-vingt-onze marches de l’escalier, treize par étage.

11 h 35, c’est l’instant de tous les dangers, celui du crime par excellence. C’est le moment où la mort armée de ses griffes funestes fond sur le Kurde de la même manière qu’un rapace sur son gibier et l’anéantit en une fraction de seconde. Posté derrière la porte vitrée et ses barreaux noirs, je suis prêt à me précipiter au sous-sol, vers l’abri aux murs épais dépourvu de fenêtre. Observant le ciel fiévreux, je n’y vois pas d’avion de combat et je ne sens pas l’odeur de pomme pourrie du gaz moutarde. Je patiente encore un peu me fiant à l’adage qui prétend qu’un homme averti en vaut deux. Dix minutes après, tout risque écarté, je sors. Je m’adosse à la porte noire et remâche mon vécu de Kurde rescapé. J’évacue le trop-plein de haine et d’effroi par des pensées blasphématoires. Dans les profondeurs du firmament, le Dieu du monothéisme est plutôt fier du sale pétrin dans lequel il nous a mis, nous autres les humains. Coiffé de la kippa juive, les joues dévorées par une longue barbe blanche qui n’a pas connu les ciseaux depuis la naissance de Jésus, sourd des deux oreilles, il demeure insensible à toutes les prières qui fusent des abris de fortune. Il sursaute seulement lorsque les djihadistes d’Al-Qaïda et de l’État islamique couvrent le monde d’attentats et de détonations et qu’ils viennent en trombe réclamer leur dû de réjouissances corporelles tournant autour de vierges promises. Il se défait alors de sa torpeur millénaire et distribue à ces chauds lapins post mortem de belles pucelles à la pelle. Oubliant ses rhumatismes chroniques, il les précède vers les fiefs qu’il leur attribue dans son paradis éternel dont personne n’est revenu nous certifier la véracité. Cette tâche effectuée, il se renferme de nouveau dans son mutisme légendaire. Par moments, il jette un regard hagard sur son univers ubuesque et si peu cohérent qui lui donne, bizarrement, entière satisfaction.

Les juifs, les chrétiens et les musulmans croyants rejettent farouchement la théorie évolutionniste de Darwin. Je dis haut et fort que Dieu existe bel et bien, qu’il a créé l’homme et n’a pas été créé par lui. Il sait quelle mouche fornique avec quelle autre dans les coins les plus reculés de la planète Terre. Pour être taxé d’omniscient hors pair, il passe son temps à compter et recompter les gouttes d’eau dans les océans et les grains de sable dans les déserts les plus arides. Également omnipotent, il contrôle absolument tout grâce à la mort qu’il a inventée. Nous ne pourrons lui échapper, c’est à Allah que nous appartenons et c’est vers lui que nous retournerons.

Cela dit, si on ne le voit jamais, c’est qu’il a quelque chose à se reprocher. En fait, il n’ose pas pointer le bout de son nez à cause de tout le mal qu’il fait, surtout aux femmes et aux enfants. S’il se manifestait, surtout sous les traits du vieillard affable et bienveillant de la tradition chrétienne, plusieurs mères, surtout celles de ma petite bourgade de Halabja, le découperaient avec délectation en lambeaux. Elles l’étrangleraient avec sa longue barbe de neige, qu’elles enfonceraient ensuite dans sa bouche édentée. Il a une aversion pour les Kurdes en général et les habitants de Halabja, dont moi, en particulier. Croyant fermement en lui et au Jour du Jugement, j’attends le moment où je me présenterai devant lui. Ce jour-là, je brillerai de mille éclats et ma plaidoirie fera des émules parmi les plus chevronnés des avocats. Je collerai mes lèvres à ses oreilles presque sourdes et crierai avec toute la force de mon impuissance. Telle une brebis qu’on étend sur l’autel du sacrifice et qui voit de ses propres yeux comment les couteaux se multiplient sur sa nuque, je crierai. Je bêlerai plutôt :

« Pourquoi, pourquoi, pourquoiaaaaaaaa ? »

Beaucoup diront qu’il me manque une case et ma foi, ils n’auront pas tort ! Tout mon intérieur est en compote et je divague à cause de la haine qui m’aveugle. C’est vrai que je blasphème assez souvent, surtout à partir de 11 h 35. Ils me rebattront les oreilles de leur refrain favori : Dieu est un océan sans rivage de bonté, il est l’incarnation d’une incommensurable mansuétude. Ils feraient mieux d’économiser leur salive, car ils pourront ressasser ces balivernes inspirées par la peur jusqu’au bout des temps, ils ne m’auront pas ! Quel gâchis, tout ce sang versé uniquement en son nom ! Le Clément, le Miséricordieux n’aurait-il pas pu faire vivre l’humanité dans la paix et l’harmonie ? C’est uniquement par sa volonté que l’homme est devenu l’ennemi juré de l’homme. Jour et nuit, on le supplie, de tous les minarets, temples et églises, mais il s’enferme dans son mutisme. Parfois, il lui arrive de ricaner de notre naïveté et alors son gros ventre rempli de sauterelles grillées du désert d’Arabie se lève et s’affaisse et cela provoque des ouragans, des séismes et des catastrophes dans le monde et l’immensité du cosmos. Je dirai pourquoi je lui voue toute cette haine, mais chaque chose en son temps. La gorge sèche, je suis avide de plusieurs ballons de mon bordeaux préféré. Ma langue est un morceau de bois mort dans la cavité de ma bouche. Elle se déliera mieux et tournera comme la meule d’un moulin et je dirai :

« Pourquoi, pourquoi, pourquoiaaa ! »

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