Roman de Jacques Charmelot
ISBN 978-2-84859-004-2
422 pages
Broché 22 € - Acheter le roman de Jacques Charmelot L’Ombre de Bagdad
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Présentation
Dans L’ombre de Bagdad, Jacques Charmelot mêle réalité et fiction au cœur d’un suspense qui apparaît étonnamment d’actualité au moment où la menace des armes chimiques et biologiques plane sur la Planète et que les terroristes ont de plus en plus le visage de monsieur tout le monde.
« Un roman d’espionnage passionnant où les personnages sont plus vrais que nature. » (Patrick Forestier, Paris-Match).
Extrait
Raphaël Zanda fut immédiatement frappé par l’odeur. Une pestilence brutale. Étrangère. La vaste entrée de l’appartement, avec ses dalles de marbre, noires et blanches, exhalait une puanteur insoutenable. Il sentit monter en lui une aigre nausée et dut faire un effort pour déglutir.
La pièce au haut plafond était plongée dans la pénombre. Trois pans de lumière diffuse entraient par trois grandes portes vitrées qui ouvraient sur un salon dont il avait toujours trouvé l’élégance trop chargée. Au-delà, en dessous d’une grande terrasse encadrée d'une rambarde de tuffeau, le Champ de Mars s’offrait aux rayons rouges du soleil qui glissait vers l’horizon. Avant d’entrer dans le petit immeuble en pierre de taille dont il occupait depuis deux ans tout le dernier étage il avait entendu au loin gronder le tonnerre d’un orage d'été. Paris, étouffé sous la canicule poisseuse d’un mois d’août sans pitié attendait la pluie comme une délivrance.
Raphaël était resté interdit sur le pas de la porte. Il jeta un coup d’oeil rapide vers la cage d’escalier monumentale et les marches à la moquette bleu nuit qu’il venait de gravir en longues enjambées, dédaignant l’ascenseur, impatient. La porte palière se referma dans son dos avec un claquement sec et précis.
C’était le silence qui maintenant l’impressionnait et l’empêchait de s’avancer. Il allait appeler, interroger le vide qui semblait s’être installé depuis son départ matinal, mais il se sentait prêt à vomir s’il ouvrait la bouche. Ses pieds frôlèrent le sol poli avec un crissement clair qui lui parut trop bruyant. Il s’arrêta, sentant l’inquiétude sourdre en lui. Où étaient les Valladier, Marie qui s’occupait de la maison et Bernard, le chauffeur, qui aimait jouer les gardes du corps et se renfrognait, comme ce matin, lorsque son patron partait seul ? Et elle ? Où était-elle ? Où était son pas rapide lorsqu’elle le savait de retour, lorsqu’elle le sentait de retour ? Où était sa voix, qui aurait dû la précéder ?
Et puis Raphaël vit le chien. Victor. Son ami des mauvais jours. Et qui n’avait pas été jaloux lorsque les temps s’étaient faits plus cléments. Il avait légèrement levé la tête en entendant le pas de son maître et ses yeux vitreux s’étaient posés sur lui avec un immense désespoir. Victor était allongé dans un coin de la pièce près du couloir qui conduisait à la cuisine, où il aimait à rester dans la journée, suivant Marie du regard jusqu’à ce qu’elle lui jette quelque chose à manger.
Mais il ne mendierait plus jamais. Couché sur le flanc, les pattes raides, il baignait dans une flaque de souillure liquide. Ses excréments maculaient le sol de marbre. Il s’était entièrement vidé.
En deux enjambées, Raphaël fut près de son chien. À genoux, il posa ses mains sur lui. Le poil fauve du labrador était trempé d’une sécrétion glaciale. Son échine était rigide. Une mousse blanche débordait de ses mâchoires tétanisées. Raphaël comprit tout de suite : Victor avait été empoisonné. Le chien mourut en fixant une dernière fois son maître à qui il semblait demander pardon pour tout ce qui allait lui arriver.
Raphaël bondit sur ses pieds, s’élança vers le couloir qui menait à sa chambre.
— Virginie, hurla-t-il.
Mais sa gorge était si serrée qu’elle n’émit qu’un croassement sec.
Les pas de Raphaël ne firent aucun bruit sur la moquette épaisse. Virginie avait décoré elle-même cette aile de l’appartement et elle avait voulu qu’elle fût parfaitement silencieuse. Il sentait ses pieds s’enfoncer dans le tapis de soie écrue et ses jambes eurent du mal à le porter. Les miroirs sur les murs du couloir lui renvoyèrent un instant l’image d’un homme qui titubait, le visage aux traits réguliers, au nez droit et au menton volontaire, figé sous un masque de cendre.
La lourde porte en bois de frêne était fermée de l’intérieur. Une bouffée d’espoir traversa Raphaël comme une vague de chaleur. Il put parler.
— Virginie, cria-t-il en frappant du plat de la main sur le panneau solide.
Elle avait dû rester enfermée dans la chambre en attendant qu’il arrive. Il tendit l’oreille. Le silence était toujours aussi pesant.
— Virginie, lança-t-il encore.
Il se prenait à espérer. Elle avait dû sortir, se disait-il. Elle avait quitté l’appartement, puisqu’elle ne savait pas qu’il rentrait. Il lui avait même dit de ne pas l’attendre. Il était convaincu qu’il aurait du mal à trouver un avion qui le ramènerait de Zagreb un dimanche soir.
Raphaël répétait son nom « Virginie… Virginie… », sans comprendre pourquoi il avait envie de fondre en larmes, de pleurer. Repris par l’angoisse, il avait rebroussé chemin et traversait maintenant en courant le petit salon où s’alignaient jusqu’au plafond des rangées de livres. Et des grandes photos noir et blanc qu’elle prenait au hasard de ses promenades. Des agrandissements de sa dernière production étaient disposés sur une étagère. Des visages de vieilles gens qu’elle avait croisées dans la rue. Les abandonnés de l’été. Les visages fatigués de ceux que la vie a malmenés. Floués. Y cherchait-elle une raison d’être heureuse ? Raphaël fut sur la terrasse en un instant.
Lorsqu’il se pencha contre la porte vitrée qui le séparait de sa chambre, il vit le grand lit où depuis des mois il dormait enfin en paix. À travers le verre épais et les voilages blancs, il reconnut la silhouette allongée de Virginie. À ses côtés, il aperçut une autre forme. Celle d’un homme.
*
Il avait fallu beaucoup de persuasion à Peter Kimball pour tirer Stephanie Gavin de son lit. Elle traversait une de ces périodes où elle rêvait tout simplement d’une autre vie et elle entendait bien, qu’au moins le dimanche, on la laisse rêver en paix.
— Le type est Irakien. Il faut que tu viennes, avait insisté Peter au téléphone lorsqu’elle lui avait semblé réveillée.
Elle avait jeté un coup d’œil à sa montre. Il était deux heures de l’après-midi. Washington cuisait à l’étouffée dans son été brûlant et moite. Avec les rideaux tirés, le climatiseur qui ronronnait doucement, la musique de WKYS-FM en sourdine, elle aurait pu rester au fond de son lit jusqu’au lendemain. Et même un peu plus longtemps si sa mémoire la laissait tranquille.
— Mais tu n’as pas besoin de moi, avait-elle plaidé.
— C’est déjà ce que MOI j’ai dit à la police du quartier lorsqu’ils m’ont appelé. Mais on ne peut pas se permettre un faux pas. Nous sommes dans le collimateur.
— Ils peuvent tirer, je m’en fous, avait répondu Stephanie en bâillant.
Elle savait bien qu’il n’en était rien. Elle n’était pas devenue à trente-deux ans un des agents les plus respectés du F.B.I. sans un minimum de conscience professionnelle.
— Écoute, avait commencé Peter, dès que le mot « Arabe » résonne à leurs oreilles, ils entrent tous en transe. Du contrôleur de métro au Président. Quand il s’agit d’Irakiens, c’est l’épilepsie. Personne ne veut s’y coller et nous sommes là pour ça.
— Peut-être, mais nous ne sommes pas payés pour jouer les baby-sitters et tenir la main de tous ceux qui imaginent voir des méchants partout.
— Je sais, patron, je sais, mais si un jour il y a un vrai méchant et que nous ne sommes pas là, alors nous pourrons toujours aller nous inscrire au chômage.
— Bon, bon, ça va, avait soupiré Stephanie.
— Fais-toi un café. Je passe te prendre. J’ai averti Tony, avait conclu Peter avant de raccrocher.
Elle l’avait imaginé avec ses bretelles de couleurs vives dont il avait une collection infinie, sa mèche blonde sur le front qui le faisait ressembler à un des innombrables héritiers de la famille Kennedy et sa bonne humeur qu’il dépensait sans compter pour faire sourire sa jolie patronne.
Stephanie s’était assise sur le bord de son lit et avait contemplé un moment les motifs du tapis chinois qui recouvrait sa moquette beige. Puis d’un seul mouvement souple, elle s’était accroupie, avait étendu ses mains en appui devant elle, allongé ses jambes musclées, les pointes des pieds légèrement écartées, ancrées sur le sol, et, son corps nu parfaitement tendu, elle avait commencé, avec un soupir grognon, une série de pompes rapides.
Elle buvait un café dans sa cuisine lorsque la voiture de service qui transportait Peter et Tony Cook, son deuxième adjoint, s’arrêta devant sa maison de briques rouges sur Olive Street dans Georgetown, le quartier historique de Washington. C’était une petite bâtisse étroite à trois niveaux et elle en aimait les pièces tout en longueur qui se remplissaient d’une ombre bienfaisante à mesure que l’on s’éloignait des fenêtres. À l’arrière de la maison, elle avait aménagé un minuscule jardin, protégé par une palissade en bois, où elle s’asseyait dans la nuit moite de l’été en écoutant le grincement lancinant des milliers de criquets qui élisaient domicile à la belle saison dans la capitale fédérale des États-Unis et donnaient à la ville qui abritait le gouvernement le plus puissant du monde un petit air rupestre et innocent.
Stephanie s’y était installée deux ans auparavant, lorsqu’elle avait été transférée de Miami et nommée à la tête de la cellule Moyen-Orient de la section anti-terroriste du F.B.I.. Elle avait trouvé des meubles anciens chez les antiquaires de Virginie et de grands fauteuils de cuir usé et doux. Et depuis elle y vivait seule, admettant simplement dans sa chambre, sous les poutres du toit en pente, des amants de passage qu’elle choisissait et renvoyait à son gré. Habitée toujours par les mêmes souvenirs. Tristes.
L’équipe, dont la jeune femme était l’agent vedette, avait été créée en 1993 après l’attentat contre le World Trade Center à New York. Depuis elle avait été mise constamment à contribution y compris pour des incidents qui n’avaient rien à voir avec le Moyen-Orient. L’explosion en avril 1995 d’un camion piégé à Oklahoma City qui avait tué cent soixante huit personnes. La destruction en vol d’un Boeing 747 de la TWA qui venait de décoller de New York avec deux cent vingt neuf personnes à bord. Un mystérieux attentat pendant les jeux olympiques d’Atlanta. Et d’autres dont la presse ne parlait pas parce qu’elle n’avait jamais rien su.
Pour s’éviter toute mauvaise surprise au moment où il tentait sa chance pour un deuxième mandat à la Maison Blanche, le Président Bill Clinton avait demandé au F.B.I. de prendre la tête des efforts anti-terroristes aux États-Unis. Et de prévenir tout incident. L’ordre de la Maison Blanche datait du 5 août et le lendemain Stephanie Gavin avait été convoquée par son supérieur immédiat, le chef du département fédéral de lutte contre le terrorisme, Neil Callagher, qui lui-même venait de prendre son petit déjeuner avec le directeur du F.B.I. et les autres chefs de service.
— Je ne veux pas un incident. Pas une ligne dans les journaux. Pas un murmure à la télévision. Pas une spéculation. Pas un souffle. Rien. Silence radio. Pas le moindre début d’inquiétude dans le public. Nos braves concitoyens doivent pouvoir dormir sur leurs deux oreilles. Et voter comme il faut dans six semaines. Sans se demander si leurs enfants ou eux-mêmes vont finir en fumée parce qu’un lunatique à l’autre bout du monde s’est levé du mauvais pied. On a assez à faire comme ça ici avec la drogue, les armes à feu, les miliciens d’extrême droite, la pornographie sur Internet et tout le reste sans en plus avoir à s’inquiéter de pseudos ou de vrais terroristes. Alors vous m’assurez une paix royale et je vous ficherai une paix royale. La moindre vague et c’est vous qui êtes débarquée.
C’est pour cela que Stephanie se dirigeait à travers les rues vides d’un dimanche de fournaise vers l’immeuble du quartier d’Adams Morgan où un certain Hassan al-Charif avait fini ses jours dans un bain de sang.
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