Extrait des nouvelles de Daniel Pasquereau
NOËL DE PLOMB
Lorsqu’il était enfant, la neige tombait dès la mi-décembre. La campagne devenait silencieuse et pendant un mois, parfois plus, on avait l’impression de vivre à l’intérieur d’un film en noir et blanc. À cette époque, Noël aimait Noël…
Pendant que maman préparait les pâtés, les gâteaux et le reste, pépé m’emmenait couper le sapin en forêt. On marchait côte à côte, sans dire un mot pour bien entendre nos semelles crisser dans la neige. Quand on était suffisamment loin de la maison, hors de la vue de maman, pépé me laissait porter la hache sur mon épaule. J’étais fier, je me sentais fort. Après, quand j’ai eu l’âge, j’accompagnais papa à la chasse. Il passait tous ses dimanches à tuer du gibier, du coup on avait toujours du premier choix pour le réveillon. Une année c’était un chevreuil, l’année suivante un faisan, quelquefois un lapin de garenne mais j’aimais pas trop, ça avait un goût de pisse… Le lapin, on devait le garder pour une autre occasion, on le congelait sans doute, je me souviens plus. En tout cas, jamais maman ne m’aurait obligé à bouffer un plat que je détestais un jour pareil, qui était aussi celui de mon anniversaire et que c’était pour cette raison qu’ils m’avaient prénommé Noël… Pépé se moquait de moi, il disait : T’as du pot, ils auraient pu t’appeler Jésus ! Enfin bref, le jour J, j’étais debout à l’aube. J’enfilais ma robe de chambre et je descendais l’escalier quatre à quatre jusqu’au salon. Tous ces cadeaux emballés dans du papier brillant, ils étaient presque tous pour moi, la famille me regardait déballer en m’encourageant, allez Noël, encore un ! C’est bien loin aujourd’hui… Noël, c’est devenu de la merde, pas seulement pour moi mais pour tout le monde. Plus de surprises, plus d’émotions, rien que du commerce. Y a plus que l’autre fumier de Hollandais, là-haut, pour trouver ça intéressant.
Le fumier, c’est Léon Hintjens. L’intello, comme l’appelle aussi Noël. Il y a cinq ans, Hintjens a quitté son pays pour s’installer à quelques centaines de mètres au-dessus de chez eux, à la lisière du bois. Quand les gens du coin ont appris que quelqu’un avait racheté la ferme Blandin, une bâtisse immense et délabrée, personne n’y a cru. Mais Hintjens est arrivé et il l’a retapée quasiment seul. Pendant plusieurs mois, du printemps au début de l’hiver, il a fait des centaines d’allers et retours en voiture, le coffre chargé de planches, d’outils et de gravats. On l’entendait taper et scier jusque tard le soir. Souvent, Noël sortait sur le perron avec ses jumelles et le regardait s’activer. Un grand type mince et musclé (en été il travaillait torse nu), les cheveux gris coiffés en brosse, toujours une cigarette au bord des lèvres. On ne lui donnait pas d’âge précis, une petite soixantaine, guère plus.
Cinq ans plus tard, il n’a pas l’air d’avoir vieilli. Il reste comme au premier jour, avec sa dose de mystère intacte. Et comme au premier jour, Noël déteste Léon Hintjens.
Il posait son foutu marteau seulement le samedi matin, pour aller faire ses emplettes au village. On le voyait descendre la route avec son bâton de randonnée. Un signe de tête, de loin, mais pas un mot. Jamais. On aurait dit un de ces lords anglais, il lui manquait que le monocle. Deux heures plus tard il repassait en sens inverse, re-signe de tête, re-pas un mot. Le journal sous le bras… Va donc lire ton journal en enfer, trou du cul !
C’est surtout ce petit signe de tête qui mettait Noël dans des rages folles. Alors, pour emmerder Léon, il a vite pris l’habitude de se poster au bout du chemin en attendant son passage. Il se carrait les deux mains dans les poches et il attendait. C’était de la pure provocation, irréfléchie et sans fondement. Dès qu’il le voyait arriver il se fabriquait un sourire en coin, et quand Hintjens était assez près, il attrapait son regard et ne le lâchait plus jusqu’à ce qu’il fût passé. Et l’autre passait, imperturbable.
Le manège aurait pu durer, mais un jour qu’elle rentrait des courses, Véronique lui a demandé d’arrêter.
— Tu sais qui c’est le nouveau voisin ? C’est Léon Hintjens.
— Et c’est qui Léon Hintjens ?
— Un écrivain très connu dans son pays et même chez nous, avait-elle précisé. Ils ont un de ses romans à la maison de la presse, je suis allée vérifier, et Madame Debord, qui lui vend ses cigarettes tous les samedis, m’a expliqué qu’il a perdu sa femme. Ça l’a mis par terre, il a décidé de prendre du recul… Pourquoi ici, par contre, ça, j’en sais rien, il doit aimer la région.
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