Julien l'exhibé, roman de Martine GasnierJulien l’exhibé

Extrait du roman de Martine Gasnier

CHAPITRE 1

En ce dimanche après-midi de juillet le soleil embrase le village de Mauves. Les rues sont désertes. Seuls quelques chiens vagabondent en recherchant l’ombre. S’ils croisent par hasard le chat d’un quelconque voisin qui se promène avec une nonchalance toute féline, ils le voient à peine. Il fait trop chaud pour engager les hostilités. Les habitants ont trouvé refuge derrière les volets clos de leurs maisons d’où la vie semble s’être retirée. Ils goûtent la fraîcheur tombale d’une pièce ensevelie dans un silence troublé, de temps à autre, par le vrombissement des mouches en quête de lumière. Les fenêtres ne s’ouvriront qu’avec le déclin de la fournaise. On verra les hommes se diriger vers le bistrot pour y disputer une partie de cartes arrosée du vin dominical. Accompagnées de leurs enfants, les femmes se retrouveront sur la place de la mairie où elles bavarderont jusqu’à l’heure du dîner en laissant leur progéniture s’ébattre bruyamment. Il s’agit d’un rituel auquel nul ne songerait à se soustraire, l’absence ne pouvant s’expliquer que par un cas de force majeure.

Ce soir-là, précisément, Eugénie Touchard, la femme du cordier, manque à l’appel. L’impatience gagne le groupe. Une deuxième naissance est attendue au sein du foyer et on la dit imminente. On parle déjà d’aller aux renseignements lorsque Joseph arrive, le souffle court, pour apporter la nouvelle. Son épouse vient de mettre au monde un garçon prénommé Julien. On s’empresse autour de lui pour proposer son aide. Il remercie et assure que tout ira bien, sa belle-mère ayant pris la situation en main. Puis il repart à grandes enjambées vers le café où ses copains l’attendent pour fêter l’événement.

L’homme est apprécié de tous. Honnête et courageux travailleur, il occupe, en plus de son métier, les fonctions de porteur de dépêches et de tambour de ville. Il est ainsi devenu un personnage public que chacun salue avec la sympathie mêlée de crainte que l’on voue à tous les messagers annonciateurs des joies et des malheurs humains.

Plus que sa femme qui répare ses forces au creux du lit conjugal, c’est lui, Joseph, le héros du jour. Les verres s’entrechoquent dans l’unanime célébration de sa belle virilité, et les compliments, non dépourvus de grivoiserie, fusent. Il les écoute avec la gêne grandissante d’un usurpateur et, soudain, se souvenant d’Eugénie, il lui porte un toast.

L’assemblée redouble de liesse et trinque à la fécondité de la mère. On a un peu oublié Julien, pourtant prétexte à tant de réjouissances. C’est que personne ne sait encore à quoi il ressemble. Il reste pour le moment un petit être abstrait venu grossir les rangs de rejetons dont les familles ne sont guère avares. Le curé se montre d’ailleurs fort satisfait de la situation et ne manque jamais de féliciter ses paroissiens prolifiques. Mariages et baptêmes sont pour lui le couronnement de son engagement au service de Dieu. Il se loue d’un ministère que rien ne vient assombrir.

C’est pourquoi, ce soir, il se montre indulgent à l’égard des buveurs qui confondent libations profanes et sacrées. Transpirant sous sa soutane, véritable instrument de pénitence par cette chaleur, il adresse, en passant, un signe de la main amical à la troupe un brin éméchée. On lui répond en l’interpellant avec une familiarité tout à fait inhabituelle. Un verre l’attend qu’il serait indélicat de refuser. Fort de cet alibi, il cède à la tentation. Le vin blanc glacé coule en lui comme un bienfait qu’il accepte sans remords. Quelques tournées plus tard, il remercie l’Éternel d’avoir permis la naissance de Julien.

Quand, enfin, on se sépare, la soirée est déjà bien avancée. Les femmes ont regagné leur logis où elles attendent le retour du mari prodigue. Un peu gris, Joseph se hâte vers le foyer où sa belle-mère, pour une fois, l’accueillera avec indulgence. En compagnie d’Eugène, son fils aîné, il mangera la soupe quotidienne en lui racontant des histoires de son enfance.

CHAPITRE 2

À la faveur de la nuit, l’orage a éclaté. D’abord lointains, les grondements du tonnerre se sont rapprochés, accompagnés d’éclairs aveuglants d’intensité. La mansarde, devenue pour quelques jours la chambre de Joseph, est zébrée de lueurs menaçantes. L’homme est oppressé par la touffeur qui règne dans la pièce. Il attend la venue de la pluie pour éprouver, en ce lieu clos sur le vacarme, une sensation de bien-être. Les premières gouttes le soulagent, leur cliquetis sur les carreaux le libère de l’angoisse sourde qui l’assaille quand il est seul.

Le travail en cette saison vient à manquer. La prochaine récolte de chanvre ne sera mûre qu’à la fin du mois d’août. D’ici là, la provision de cordes à vendre sera épuisée et la famille survivra au prix de nombreux sacrifices. Comme à chaque fois que la situation devient intenable, il se louera en tant que journalier pour arracher les plantes et ses mains ne seront bientôt plus que brûlures. Il confectionnera des poignées qui, solidement liées, seront mises à macérer dans l’eau. Ce sera le temps de la pollution des cours d’eau par des paysans peu scrupuleux ayant refusé de se constituer un point d’eau personnel. Alors, le maire le chargera de placarder les affiches énonçant les sanctions encourues en cas de rouissage sauvage. Puis ce sera la longue attente des opérations successives qui conduiront au broyage du chanvre en novembre, parfois même en décembre.

Ce n’est qu’ensuite que Joseph pourra acheter la matière première indispensable à son artisanat et retrouver un peu de sérénité. Le soir à la veillée devant l’âtre crépitant, Eugénie et lui s’occuperont à obtenir la filasse, symbole d’un renouveau d’activité. Les enfants endormis, ils apprécieront ce tête-à-tête bavard où chacun fera part à l’autre des menus faits du jour. Il leur arrivera aussi d’évoquer leurs soucis mais ce sera pour les exorciser. Au sein de leur modeste maison, toute frémissante d’une bonne harmonie familiale, ils ne craignent rien.

Enfin rasséréné par cette dernière image, le cordier s’endort. L’orage s’est tu et le village a retrouvé son habituelle paix nocturne, traversée de temps à autre par des feulements rageurs pour la conquête d’une belle ou de quelque relief de repas.

Malgré l’épuisement qui est le sien, Eugénie ne trouve pas le sommeil. Elle a repoussé la couverture que sa mère avait soigneusement tirée sur elle pour ne garder que le drap le plus beau de son trousseau, celui brodé par sa grand-mère pour la nuit de noces. On ne le sort plus de l’armoire qu’à l’occasion des naissances et, à chaque fois, la jeune mère s’en émeut.

Elle n’a que vingt-cinq ans mais, déjà, le temps des épousailles lui semble loin. Elle se souvient surtout de la réticence de son père à accepter un gendre au métier peu considéré. Les siècles qui s’étaient écoulés depuis le Moyen Âge n’avaient pas, dans sa tête, eu raison du tabou qui frappait les cordiers. Descendants supposés de lépreux, on les condamnait à vivre comme des parias dans des hameaux séparés du reste de la société. Ils avaient leurs propres lieux de culte et leurs cimetières pour bien marquer leur exclusion du groupe des humains « normaux ».

Autre chose dans leur activité gênait Pierre Morin, ils fabriquaient la corde des pendus et lui n’a jamais pu oublier le corps de son père se balançant à une poutre du grenier. Alors, que sa fille trahisse sa condition paysanne pour faire un pareil mariage le remplissait d’incompréhension. Il finit par céder, mais les réjouissances nuptiales furent contenues dans de décentes limites.

La dot prévue en cas d’union avantageuse avait aussi singulièrement diminué. Tout en souffrant du mépris paternel, Eugénie affichait une détermination que rien n’ébranla. Elle épousa Joseph et ils s’installèrent à Mauves.

En cette nuit où Julien vient de naître, elle croit encore en la Providence qui protège les hommes de bonne volonté. Elle se penche vers son fils et reste un long moment à le contempler. Le petit visage, étonnamment lisse, est parcouru de légers frissons et la bouche esquisse une envie gourmande de succion. Dès qu’il ouvrira les yeux, elle le prendra contre elle et lui offrira son premier repas. Ce n’est qu’après qu’elle s’endormira, tranquille et confiante pour l’avenir de son enfant.

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