Extrait du roman de Martine Gasnier
Chapitre 1
Le pays s’éveillait dans la douleur d’un cauchemar qui avait duré quatre longues années. L’horreur avait eu raison de l’élan patriotique soulevé par la déclaration de guerre. Partis la fleur au fusil, ceux que la mort avait épargnés étaient revenus le corps et l’âme brisés. Pour eux, les nuits résonnaient encore des cris d’agonie de leurs camarades fauchés par la mitraille. Ils tentaient de survivre dans la France dévastée qui s’employait à renaître de ses cendres. À la dure épreuve des faits, industriels et responsables économiques de tout poil s’étaient résolus à ouvrir plus largement les frontières aux étrangers. Ceux d’entre eux antérieurement présents sur le territoire se virent ainsi rejoints par des compatriotes fuyant, comme ils l’avaient eux-mêmes fait, la misère de leur pays.
Emilio Nardini écoutait la pluie tomber en se rappelant qu’il devrait un jour colmater la brèche du toit. En attendant, il alla chercher une bassine dans la remise attenante à la cuisine et la posa sur la grande table au bois lardé de coups de hachoir. En tombant dans le récipient en zinc, les gouttes d’eau rendaient un son clair et régulier. Leur chant monocorde retint un instant l’attention du jeune homme avant que la réalité ne s’imposât à nouveau à son esprit, pour le tourmenter.
Peu de temps auparavant sa mère Giulia avait rejoint au cimetière Alfonso, le père disparu alors qu’il n’avait que dix ans. C’est alors que l’insouciance l’avait quitté. Louer ses services à la journée était pour la veuve de l’ouvrier maçon l’unique perspective lui évitant d’être réduite à mendier son pain. Emilio la voyait partir, l’aube à peine levée, en été, pour s’engager en tant que journalière dans l’une des fermes des environs. Quand elle rentrait le soir, épuisée, elle s’efforçait de paraître gaie. Il savait déjà ce que signifiait le mot misère et, dès qu’il le put, il quitta l’école pour subvenir, lui aussi, aux besoins d’un foyer où l’on considérait le moindre sou comme une manne. Et le temps passa entre labeur et fêtes traditionnelles qui constituaient la seule échappatoire aux soucis quotidiens. Giulia avait atteint la quarantaine mais, vieillie prématurément, son visage portait les stigmates de sa dure condition. Et le jour où une crise cardiaque la foudroya, personne ne s’en étonna. On disait que c’était le destin et que l’on n’y pouvait rien. Seul Emilio voyait dans la pauvreté la véritable cause de son malheur.
Vivre au pays ressemblait à un châtiment immérité auquel il lui apparut soudain nécessaire d’échapper. Plutôt que d’effectuer des réparations sur la masure de son enfance, il allait la quitter pour franchir les Alpes comme l’avait fait Maurizio, son plus proche voisin, septième et dernier enfant d’une famille réduite à vivre d’expédients. Celui-ci avait répondu à l’offre d’un agent recruteur, missionné dans le Piémont par une société minière française, désireuse d’embaucher à moindre coût une main-d’œuvre affamée. Il était parti baluchon à l’épaule, sans se retourner sur ce qu’il laissait derrière lui. Depuis, il n’avait envoyé qu’une seule lettre à ses parents. Il y disait la dureté de son travail de mineur de fer et décrivait brièvement sa vie à Soumont, en Normandie précisait-il, parmi ses camarades. Il ajoutait, en terminant, que désormais il mangeait à sa faim.
Ayant eu connaissance de ces nouvelles, Emilio décida sur-le-champ que sa destination serait cette localité qu’il ne situait pas vraiment mais où il retrouverait au moins un visage familier. Le lendemain il se rendait au bureau de recrutement et déposait sa demande qui fut acceptée.
Il ne lui restait que quelques jours pour préparer son départ. Il les employa à découvrir les souvenirs pieusement conservés par sa mère dans un coffret en bois de châtaignier aux sculptures empreintes d’une charmante naïveté. C’était l’œuvre d’un ancêtre un peu fou qui n’avait pas voulu abdiquer son rêve. Le monde fantastique né de son imagination regorgeait de divinités de toutes sortes et d’animaux fabuleux qui peuplaient encore le jardin abandonné aux outrages du temps et à l’incurie des hommes, peu soucieux des visions chimériques d’un simple d’esprit. Devant le coffret offert par cet artiste singulier, transmis de génération en génération et hissé au rang de reliquaire, Emilio fut pris de scrupule. Il ne serait pas renégat. Il jeta un œil distrait sur son contenu. Il n’y avait que des papiers sans importance, des images pieuses, un chapelet cassé que l’on n’égrenait plus depuis longtemps et une photo du mariage de ses parents où il remarqua la tristesse qui sourdait de l’assemblée. Il rabattit le couvercle et rangea le témoin du passé familial dans la besace qu’il emporterait. Il fit l’inventaire de ses effets personnels, ne retenant que ceux dont l’état lui paraissait correct, ce qui en fit peu. Puis il mit de l’ordre dans la maison comme pour recevoir un éventuel visiteur et alla faire ses adieux à la famille de Maurizio.
Quand il quitta le village, le soleil éclairait la vallée. De légers nuages couraient dans le ciel, projetant au passage leur ombre mouvante sur les montagnes. Emilio s’arrêta et, devant la beauté offerte par la nature, il se sentit ému pour la première fois de sa vie. Il prenait conscience de ce qu’il perdait.
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