Couverture du livre Café de la jeunesseCafé de la Jeunesse

Extrait du recueil de nouvelles de Didier Goupil

Café de la Jeunesse

Je rêvais.
J’avais quinze ans et je nageais comme les poissons, je volais au-dessus des eaux comme un oiseau.
Je rêvais.
Né orphelin de père, je rêvais de traverser les murs, de franchir les frontières, de dépasser l’horizon.
Gamin, je courais comme un lapin.
Je courais tout le temps. Dès que je quittais la maison, je me mettais à courir. Je courais droit devant moi à en perdre haleine.
Je me sentais léger, aérien, et mes poumons qui tremblaient dans ma poitrine me semblaient de flanelle.
J’étais jeune et plein de vie.
Le dictionnaire était mon livre de chevet. Rien ne me faisait davantage rêver alors que l’étymologie des mots.
Le ciel était d’un bleu éternel et j’avais l’impression de toujours vivre en été.
Et pourtant une mystérieuse colère m’habitait.
Il fallait que je parte.
Que je fuie cet endroit qui n’était pas le mien.
Et cette famille, qui m’était étrangère.
J’ai habité la grande ville. Vécu parmi la foule. Pris les transports en commun. Dans le métro, enivré par le roulis et une édition de poche des Nourritures terrestres, j’ai trouvé les femmes belles.
Elles s’en sont rarement aperçues.
Encore moins émues.

Puis je suis allé à l’Université. Vaille que vaille, j’y ai fait mes humanités. Et mes premiers apprentissages amoureux.

Dans un domaine comme dans l’autre, je me suis sans doute contenté d’apprendre ce qu’on voulait bien que j’apprenne.

L’après-midi, je fréquentais le Café de la Jeunesse où, entre deux parties de flipper, je me remémorais les bains de mon enfance, les rires, les cris, et les défis lancés juste pour faire frissonner les filles.
Quand je quittais l’établissement, à la nuit tombante, j’avais le sentiment d’avoir passé l’après-midi à voler au-dessus de l’eau.

Mais le temps de rêver est bien court.

J’ai commencé à travailler.
À me travestir.
À tricher.
Chacun son trajet.
Chacun sa tour.
Pris dans le mouvement d’un invisible manège, tout le monde semblait tourner en rond sans jamais pouvoir se rencontrer.
Je regardais les gens courir autour de moi, me demandant qui appeler.
Qui interpeller.
À qui parler.
Je pensais pourtant qu’un rendez-vous quelque part m’attendait.
Que quelque chose un jour allait advenir.
C’était pour cela que j’étais parti.
Que je m’étais débarrassé de ma jeunesse.
Un temps, j’ai fréquenté les gens.
En particulier les gens de mon entourage. Mes collègues de bureau. Les habitants de mon quartier, les amies de ma femme.
Je me suis mêlé à eux. J’ai milité, j’ai fait la fête en leur compagnie. J’allais de l’un à l’autre avec bienveillance, persuadé que je finirais par en trouver un avec qui j’aurais quelque chose à partager.
Mais chacun était sourd à l’autre.
Chacun ne parlait que de lui.
Moi le premier.
Certains jours, j’avais envie de tout envoyer balader.
Et de foutre le camp.
De lever les voiles.
De retrouver quelque part le café de ma jeunesse.

J’ai aimé pourtant.
Ou du moins je l’ai cru.
Prenant le désir pour de l’amour, et le sexe pour du sentiment, j’ai parfois eu l’impression que ce n’était pas un mais plusieurs cœurs qui cognaient en même temps dans ma poitrine.
J’ai appris depuis qu’il n’était jamais simple d’aimer, que l’on ait un cœur ou que l’on en ait plusieurs.
J’ai quitté autant que j’ai aimé.
Parfois avec regret.
On m’a aimé autant qu’on m’a quitté.
Souvent sans même un dernier baiser.
Cœur qui n’aime plus est sans pitié.

Il y a eu des soirs où, seul dans ma chambre, j’ai eu peur.
J’avais si froid qu’il me semblait être entré dans un hiver sans fin. Cherchant en vain le sommeil, je me demandais si j’aurais de nouveau l’envie de me remettre debout.
De recommencer à marcher.
À croire.
À aimer.

Les années ont défilé.

J’ai pris le train. Le bus. Les taxis de nuit.
Je ne tenais pas en place.
Dormir, c’était mourir un peu et, quoi qu’il arrivât, j’étais toujours le dernier à aller me coucher, persuadé qu’on ne savait jamais à quelle heure le destin allait frapper.
J’ai voyagé.
Pris le bateau.
L’avion.
Volé au-dessus des montagnes et des océans comme les oiseaux.
Mais ce n’était pas pareil que lorsque j’étais enfant.
C’était pour de vrai et, bizarrement, ça l’était moins.
Je suis allé à Milan, à New York et à Saint-Malo.
Dans le Morvan.
À Lanzarote.
Je cherchais le lieu et la date du rendez-vous qui, pensais-je, m’était promis.
Je me suis éloigné.
Dispersé.
Éparpillé.
Qu’avais-je vécu ? Comme le poète l’avait chanté avant moi, le matin, en me levant, je me demandais : « Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Que fais-je donc dans ce foutu monde ? »
Je ne me souvenais jamais sans nostalgie du temps où je vivais sous les toits.
Affalé sur un vieux canapé, je passais mes après-midi à lire de la poésie et à faire l’amour à de belles inconnues.
Mes amis, alors, s’appelaient Paul, Guillaume ou Arthur.
Peter, Jean-Marie ou Martine.

Les années ont continué à défiler.
Inexorablement.
Je prenais toujours le train. Je marchais toujours droit devant moi, sans but ni d’autre motif que celui de marcher et, peut-être, de se perdre.
Mais quelque chose avec le temps avait fané. Trop de déceptions, de rendez-vous manqués sans doute. Le pas avait perdu de sa prestance. La quête de sa substance.
Dès que je le pouvais, je fuyais la société des hommes.
J’allais m’oublier dans les îles Éoliennes, à l’ombre du sombre Stromboli.
Plus je cherchais un sens à la vie plus je me sentais enfermé en moi-même. Prisonnier de ma propre introspection. Comme enfermé dans l’antre d’un Minotaure mental.
Alors que j’avais toujours été aux aguets, attentif aux moindres signes, j’avais désormais le sentiment d’avoir été abandonné dans la salle des pas perdus d’une gare de province.
Parfois, il m’arrivait même d’entendre le bruit du silence.
Je me suis surpris à prier.
Je ne sais qui, je ne sais quoi.
Moi qui me revendiquais sans dieu ni maître, sans patrie et sans roi, je me suis vu à genoux et en larmes, la nuque ployée devant l’autel silencieux où tremblaient les flammes des longues bougies de cire blanche.
Ma peine était profonde.
J’aurais tant eu besoin que l’on prie pour moi.
Que quelqu’un, quelque part, prie pour le pauvre Gaspard.
« A-t-on rendez-vous avec quelqu’un d’autre que soi-même ? » m’arrivait-il de me demander le plus sérieusement du monde en me regardant dans la glace de la salle de bains.

Et puis un jour, sur la route de l’été, elle est apparue.

On aurait dit une île…
Quelque chose comme l’île aux trésors.
J’avais de nouveau l’impression de vivre en été. D’entrer en éternité.
Le soleil, enfin, était à son zénith.
La vie, légère comme le vent.
L’enfant au goût de sel est né en automne.
Une enfant aux grands yeux tranquilles, et aux traits si doux.
Avoir un enfant m’a fait penser à ma mère.
À la vie qui avait été la sienne, et aux efforts qu’elle avait dû accomplir pour que nous finissions par tenir debout.
Avoir un enfant m’a fait penser à ma propre mort.
À la borne kilométrique, là-bas, qui marque la fin du chemin.
Je pensais soudain à tous ceux qui m’avaient précédé. Qui avaient besogné toute leur existence pour que la Chose se perpétue.
À vrai dire je n’en connaissais aucun, sinon de nom ou de réputation.
Mais je n’ignorais pas qu’eux aussi en leur temps avaient fait partie de la foule.
Eux aussi avaient marché, couru, sauté.
Eux aussi avaient aimé.
Trimé.
Pleuré.
Ils n’étaient sans doute pas tous très braves, mais tous, quand ce n’était pas de faim ou de fatigue, sont morts à la tâche.
Les visages de nos parents vivent sur les nôtres comme nos visages vivent sur ceux de nos enfants.
Peu importe s’ils s’estompent, s’effacent, disparaissent.
Et même si personne ne s’en souvient.
Ce qui importe, c’est que le cœur palpite.
Qu’en soi l’enfant vive.
Et que l’on puisse retrouver un jour, ne serait-ce qu’en songe, le café de sa jeunesse.

Avec l’enfant, au fil des ans, j’ai retrouvé mon enfance. Le goût de mon pouce ou celui de la pâte d’amande, le dimanche.
Quelle chance !
J’ai réappris à marcher. À courir, à bondir.
J’ai eu de nouveau trois ans.
Cinq, sept.
Avec bonheur, j’ai réappris à nager.
À plonger.
Maintenant, ne doutant de rien, l’enfant voulait apprendre à voler.
Avec lui, mettant mes pas dans les siens, mon souffle sur sa nuque, j’avais jour après jour, semaine après semaine, réappris à marcher, à nager, à plonger.
Plus rien ne m’empêchait.

Il ne me restait plus qu’à réapprendre à voler.

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