Cv les reprouvesLes Réprouvés

Extrait du roman de Martine Gasnier

Chapitre 1

La rumeur a parcouru la ville, d’abord comme un frisson jouant à troubler les habitants encore incrédules. Peu à peu, sans qu’on y prît garde, elle s’est faite menace comme ces cieux soudain devenus bleu ardoise, annonciateurs de l’orage tout proche. Dans les rues, les passants se hâtaient de rentrer chez eux en jetant à la ronde des regards affolés de proies poursuivies par un ennemi invisible. Bientôt, dans l’air, flottèrent des miasmes corrupteurs qui pénétraient dans le corps pour y accomplir insidieusement leur mission dévastatrice.

Le jour où celle que l’on se refusait à nommer, marqua les premières victimes de ses redoutables bubons, il fallut se rendre à l’évidence : la peste allait réduire à merci la cité où régnait une dangereuse promiscuité. Les pauvres, eux, cédèrent très vite à la résignation. Nulle échappatoire ne s’offrait à eux. Ils n’avaient d’autre choix que de s’en remettre au destin. Il n’en alla pas de même pour les aristocrates et les bourgeois pourvus de propriétés à la campagne. Dès que le début de l’épidémie fut avéré, ceux-ci décidèrent de fuir vers leurs domaines. On assista alors à un ballet de chariots remplis de biens précieux que l’on souhaitait sans doute soustraire à d’éventuels pillages et, de façon plus dérisoire, à la mort rampante.

Parmi tous les candidats à l’émigration figurait Florent Lenain, riche commerçant, spécialisé dans les produits d’Orient. S’il avait d’abord hésité à abandonner des affaires florissantes qui faisaient son orgueil, l’existence d’Aliénor, son épouse et de ses deux jeunes enfants avait eu raison de son indétermination. Il se devait de protéger leur vie. Après avoir donné ses ultimes consignes à Abraham, l’homme de confiance qui veillait depuis de longues années sur les intérêts de la maison, la famille prit le chemin de l’exil.

Seul Matthieu, le fils aîné issu d’une précédente union avait refusé de partir. Les circonstances, pourtant lourdes d’angoisse, représentaient pour lui une aubaine, celle de rester seul avec Abraham auquel il vouait depuis toujours une affection quasi-filiale et celle, assumée, d’être libéré de la tutelle paternelle.

C’est le cœur léger qu’il regardait passer sous ses fenêtres, le cortège des fuyards. Quand le flot se tarit et qu’il ne resta plus que les retardataires à franchir les portes de la ville, le jeune homme quitta son poste d’observation et descendit à l’entrepôt.

La grande pièce où l’on gardait les marchandises était plongée dans une pénombre permanente. À peine en avait-on franchi le seuil que l’on succombait à l’ivresse des effluves mêlés d’épices les plus rares. Il régnait là des parfums de caravansérails et de souks fantasmés dont Matthieu se plaisait à ressusciter les images.

Il lui arrivait souvent de se promener entre les nombreux sacs, soigneusement alignés, en rêvant à des pays lointains écrasés de lumière. Il se disait qu’un jour il tenterait l’aventure.

Orphelin de mère à l’âge de six ans, il avait grandi à l’ombre d’un père guidé par l’intérêt et avare de tendresse. Confié aux soins d’une servante, elle aussi peu encline aux démonstrations d’affection, il avait trouvé refuge auprès d’Abraham qu’il invitait à partager ses jeux. Jamais celui-ci ne le repoussa, dut-il prolonger ses heures de travail pour compenser le temps accordé au petit garçon. L’entrepôt était devenu son royaume.

Aussi le jour où Florent Lenain, las d’une solitude tout entière occupée par le négoce, décida de prendre femme, son fils n’éprouva-t-il que de l’indifférence. L’arrivée d’une belle-mère dans la maison ne changea rien à sa vie. Aliénor veillait d’ailleurs elle-même à maintenir une distance convenable avec ce bel adolescent à peine plus jeune qu’elle.

La venue au monde de ses demi-frères et sœurs ne se signala à son attention que par les cris des nouveau-nés déchirant le silence de sa chambre et perturbant sa lecture assidue des grands textes anciens, sacrés ou profanes. À mesure que le temps passait, son détachement à l’égard de sa famille grandissait. Son exil en fut le point d’orgue.

Chapitre 2

Ses yeux accoutumés à la semi-obscurité, Matthieu distingua deux silhouettes engagées dans une conversation dont lui parvenaient des bribes de phrases prononcées dans une langue inconnue de lui. Il s’efforça de tousser pour attirer l’attention sur sa présence. Aussitôt Abraham se retourna et, d’un ton enjoué, souhaita la bienvenue au visiteur avant de lui présenter, sans se faire prier, la jeune fille qui se tenait à ses côtés. Il s’agissait de sa nièce Myriam, fille de Zacharie Cohen dont l’immense fortune reposait sur le prêt à usure, largement pratiqué par les juifs, au grand dam des catholiques qui se le voyaient interdire par l’Église. L’homme avait la réputation de se montrer impitoyable avec ses débiteurs. On le craignait et on le haïssait.

Matthieu avait déjà croisé sa riche et unique héritière à plusieurs reprises chez un orfèvre dont elle était une cliente assidue, mais jamais il ne l’avait vraiment remarquée. Il fallut qu’elle vînt jusqu’à lui pour que sa beauté lui fût révélée.

Petite et menue, Myriam offrait un visage aux traits fins, éclairé par des yeux d’un noir profond et encadré d’une épaisse chevelure de jais aux boucles serrées. Elle se mouvait avec la grâce d’une danseuse, et ses mains semblaient effleurer toutes choses de caresses légères comme un zéphyr printanier.

Matthieu se dit qu’elle était une princesse biblique réincarnée. Il s’apprêtait à le lui dire quand Abraham, désignant la pièce de tissu jaune cousue sur sa tunique, brisa la magie de l’instant. Cette rouelle qui dénonçait sa judéité, tel un signe d’infamie, serait bientôt l’instrument du malheur de sa communauté. La peste ne ferait pas de cadeau.

C’est alors que Myriam déclara qu’elle ne se poserait jamais en victime. Elle refusait de porter la marque de la malédiction. Elle en justifiait l’absence en évoquant une dispense accordée par le souverain à son père pour services rendus au trésor royal mis à mal par la guerre trop longue[1]. Peut-être puisait-elle dans ce mensonge la force de vivre, dans l’insouciance, ses jeunes années.

Le bruit que fit la porte du magasin en s’ouvrant, mit fin à l’entretien. Abraham retourna aux affaires, Matthieu invita Myriam à lier plus ample connaissance devant un verre de vin.

La salle où se tenait habituellement la famille était maintenant déserte, et le jeune homme éprouva la sensation flatteuse d’être le nouveau maître des lieux.

Il fit asseoir la visiteuse et, après avoir versé un breuvage velouté dans deux gobelets d’étain, il la regarda. Elle le dévisageait avec, sur les lèvres, un sourire enfantin dépourvu de la vanité propre aux femmes sûres d’être belles. Ce fut lui qui baissa les yeux et une gêne s’installa. Ils ne savaient encore rien l’un de l’autre mais peut-être hésitaient-ils à se confier comme si se connaître contenait, en germe, l’inéluctabilité du destin.

Lorsque, après de longues minutes de silence, Matthieu, dominant son embarras, prit la parole, ce fut pour interroger Myriam sur la vie qui était la sienne au sein d’une communauté dont Abraham était pour lui le seul représentant familier. Au service d’un chrétien, celui-ci n’évoquait jamais sa religion, il en respectait les rites avec l’accord tacite de Florent Lenain qui, par opportunisme plus que par conviction, tolérait ce juif rompu à l’art de commercer. La jeune fille répondit bientôt avec aisance aux questions de son interlocuteur, l’entraînant, sans le vouloir, dans un univers où elle lui servait déjà de guide.

La réalité commençait de leur échapper. Et quand le vieil oncle vint dire à sa nièce qu’il était temps pour elle de rentrer à la maison où sa mère, inquiète, devait l’attendre, la vie reprit ses droits brutalement.

Un désarroi palpable s’empara des jeunes gens. Dans leurs yeux se lisait le souhait inexprimé de se revoir. Ils se tenaient l’un devant l’autre, indécis et maladroits, appelant de leurs vœux le courage de fixer une nouvelle rencontre. Mais ni l’un ni l’autre n’osa. Myriam s’excusa seulement de devoir partir si vite mais elle ne promit pas de revenir.

Matthieu la regarda s’éloigner, décidé à ne pas la perdre. Abraham, lui, avait compris que venait de naître une histoire qui allait s’écrire tel un défi aux règles établies, et son cœur s’endeuilla.

Retour à la fiche du livre Les Réprouvés
Acheter Les Réprouvés

Ajouter un commentaire