Cv l inconnu du portL’Inconnu du port

Extrait du roman de Martine Gasnier

Très tôt ce matin de l’année 1886, alors que le jour n’était pas encore levé, la ville fut parcourue d’un courant d’air venu de la mer. Il s’était engouffré sur le port où, redoublant de violence, il avait entraîné les nombreux papiers jonchant le quai de Saône dans un tourbillon infernal. On entendait claquer les voiles des bateaux surpris par la tempête, et des silhouettes couraient se mettre à l’abri. Bientôt, la pluie se mit à tomber. Drue et serrée, elle anéantissait les êtres et les choses, sorte de prélude à la fin du monde. Dès cinq heures, les bistrots avaient ouvert leurs portes aux travailleurs, largement représentés par les dockers, qui finissaient de s’arracher au sommeil devant un café souvent accompagné d’un petit verre d’eau-de-vie.

Il y avait là tout un monde exhalant le labeur et la misère. Malgré leur aspect loqueteux, les plus jeunes s’enorgueillissaient encore de leur musculature d’athlètes. Ils faisaient tâter leurs biceps à la patronne en agrémentant l’expérience de propos salaces. Les plus vieux se taisaient. Le corps usé par les charges transportées depuis trop longtemps, ils n’étaient plus que des survivants aux joues creuses, à l’œil éteint. Quand, parfois, l’un d’eux se risquait à parler, c’était pour évoquer un souvenir d’avant son déclassement social. Car l’assemblée comptait des individus qui, avant de travailler sur le port, exerçaient diverses professions.

On dénombrait des commerçants, ruinés par leur imprévoyance, des nobles dilapidateurs du patrimoine hérité et quelques notaires capteurs de successions. Ils jouissaient d’une certaine considération auprès de leurs camarades et se plaisaient à en profiter. Quand ils le racontaient, leur passé prenait des allures d’épopée. Les autres faisaient semblant d’y croire, et le bistrot devenait le lieu de toutes les chimères. Les établissements alignés sur le quai avaient, chacun, leur clientèle fidèle, quoi qu’il advînt. De vraies communautés s’étaient formées autour des tenanciers et tenancières qui partageaient les soucis de leurs membres.

Dans le Bistrot du port régnait une odeur de corps mal lavés et d’oripeaux mouillés que l’on avait mis à sécher près du poêle. Une fumée nauséabonde s’en élevait, provoquant des quintes de toux chez les plus faibles que la tuberculose menaçait. Certains sortaient de leur poche un mouchoir maculé de taches suspectes et crachaient dedans. Après avoir retrouvé une respiration exempte de râles, ils se reprenaient à espérer.

Dehors, les rafales, toujours plus violentes, se succédaient sans rémission et l’on redoutait de les affronter. Plus que jamais, en ces instants, le travail ressemblait, pour les ouvriers portuaires, à un chemin de croix qu’il faudrait gravir sans fin pour un martyre toujours renouvelé.

Soudain la porte s’ouvrit et un inconnu entra. On suspendit toute conversation et les visages se figèrent dans l’attente d’une révélation. Mais l’homme, visiblement épuisé, s’écroula sur le sol avant d’avoir pu prononcer un seul mot. On se précipita pour lui porter secours et la patronne, qui se prénommait Marie, offrit de l’allonger sur le divan de la salle à manger qui servait aussi de salon. Après quoi, elle posa sur le front de l’étranger une compresse d’eau fraîche et déclara qu’elle veillerait sur lui. L’heure avait sonné pour les ouvriers de rejoindre les docks. Le café se vida.

Sous l’effet de la chaleur du feu qui brûlait dans l’âtre, le malade revenait doucement à lui. Les crépitements du bois incendié provoquaient sur sa face de légères contractions. Ses yeux s’entrouvraient, pour se refermer aussitôt par crainte d’un retour à la vie trop précipité. Marie s’était assise près de lui et guettait chaque signe encourageant. Lorsqu’enfin il la regarda de ses limpides yeux bleus en demandant où il était, elle lui répondit avec douceur qu’il se trouvait en sécurité dans un modeste bistrot sur le port du Havre.

Incrédule, il répéta le nom de la ville et sembla faire un effort pour la situer dans sa mémoire. Mais, très vite, il renonça en affirmant qu’il n’y était jamais venu et que seul le hasard l’avait amené là. Son hôtesse comprit alors que personne ne l’attendait. Il était un voyageur sans bagages qui avait remis son sort entre ses mains...

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