Portrait de la mort donnant le sein
Extrait du roman de Brice Tarvel
Chapitre 1
À travers le double vitrage, au-delà de la zone sablonneuse s’étendant derrière la clinique, il voyait les goélands tournoyer au-dessus des tas de sel, mais ne pouvait qu’imaginer leurs cris aigus. Ils se posaient rarement au sommet des pyramides blanchâtres, préférant sautiller sur les bossis, ces petits talus de terre argileuse où ils avaient quelque chance de trouver une maigre pitance. Là où finissait le quadrillage des marais salants, la mer dessinait un mince ruban scintillant qui se confondait avec le ciel limpide et lumineux. Un froid vif devait régner dehors, car on était à l’approche de l’hiver et la transparence de l’air évoquait la fragilité de la glace.
Corentin se trouvait aux Robiniers depuis quatorze jours. Chaque fois que le soleil basculait de l’autre côté de l’île, il ne manquait jamais de matérialiser les mornes vingt-quatre heures écoulées. Pour ce faire, à l’aide du couteau cranté qu’il avait subtilisé dans le réfectoire dès son arrivée, il traçait un petit trait en creux sur une des dalles en vinyle coquille d’œuf de sa chambre. Il pouvait à peu près aller et venir à sa guise dans la clinique du docteur Malaquin – sauf dans le laboratoire et dans le secteur réservé aux adultes, naturellement –, rencontrer en toute liberté la douzaine d’enfants partageant le même sort que le sien, mais cela ne suffisait pas pour rendre sensiblement moins pénible l’étirement des heures.
Quoi qu’on fît, on demeurait en permanence comme engourdi par l’atmosphère feutrée et aseptisée de l’établissement. On y respirait un air chaud et étouffant qui vous donnait l’impression de mâcher du coton, on avait le sentiment d’y vivre hors du temps, et la sensation d’un regard suspicieux posé sur vous vous chatouillait désagréablement la nuque à intervalles réguliers. Les infirmières et les aides-soignantes vous tenaient à l’œil et ne se gênaient pas pour vous le faire sentir.
De tous ces cerbères en blouse blanche, matrones semblant avoir été recrutées parmi le personnel pénitentiaire d’une prison de femmes, c’était encore Céline la moins antipathique. Cela ne voulait pas dire qu’elle fût un exemple de douceur et d’affection, mais il lui arrivait parfois de faire un effort, de se montrer plus humaine que ses collègues. Elle s’asseyait tout à coup sur votre lit et, après un gros soupir de lassitude, se mettait à vous parler comme si elle avait été une lointaine parente en visite ou une enseignante n’exerçant qu’en milieu hospitalier. Curieusement, ses propos étaient en effet toujours didactiques.
Elle vous serinait les oreilles avec l’histoire de l’île de Ré, vous racontait avec force détails comment les Anglais avaient été taillés en pièces après le siège de Saint-Martin, ou bien vous faisait un cours sur l’exploitation délicate des marais salants. C’est ainsi que Corentin avait appris des mots jusqu’alors inconnus de lui, des vocables tels que bossi, étier ou mulon.
Les mulons, c’étaient les tas étincelants qu’il distinguait dans le lointain et que survolaient les goélands, et les étiers, ces petits canaux qui permettaient au salin de communiquer avec la mer à chaque marée. Il savait cela grâce à la grosse Céline, et ça lui faisait une belle jambe.
— À quoi servent toutes ces pilules qu’on me force à avaler à longueur de journée ? questionnait-il parfois.
Ou bien encore :
— Quand je suis entré ici, je n’étais pas malade et, maintenant, je ressens des trucs bizarres. Tu peux me dire pourquoi il m’arrive d’avoir les mains si brûlantes à certains moments, par exemple ?
C’était vrai. Depuis une semaine, il avait quelquefois l’impression que ses mains devenaient deux bouillottes remplies d’un liquide prêt à entrer en ébullition. Lorsqu’il les examinait, il les découvrait rouges et enflées avec des yeux stupéfaits et se sentait gagné par une vive inquiétude. L’inexplicable phénomène n’était pas vraiment douloureux. Il ne provoquait qu’un fourmillement déplaisant au bout des doigts et ne durait jamais plus d’une dizaine de minutes. Il ne laissait fort heureusement aucune trace, mais il n’était pas rare qu’il se reproduise plusieurs fois dans la même journée.
Céline ne répondait jamais à ce genre de questions. Quand Corentin se mettait à l’interroger de la sorte, elle poussait un nouveau soupir qui affaissait sa volumineuse poitrine et choisissait de s’éclipser pour vaquer à ses occupations habituelles. Après son départ, il flottait toujours une aigre odeur de transpiration dans la chambre, et l’enfant ne pouvait s’empêcher de donner un coup de pied rageur dans la table de chevet ou de marteler un oreiller de ses poings.
Corentin s’attarda encore un petit moment devant la grande baie vitrée de la salle de détente. Il finit par s’arracher à sa contemplation morose et posa les yeux sur le gros garçon aux cheveux filasse qui se tenait à quelques pas de lui. Il était vautré dans un des fauteuils disposés en arc de cercle face au téléviseur et suivait d’un œil bovin un épisode particulièrement mouvementé de Doctor Who. Kléber avait douze ans, c’est-à-dire un an de plus que Corentin, mais il le dépassait de deux bonnes têtes. Il se trouvait déjà aux Robiniers quand Corentin y avait été amené par sa mère et le type qui jouait si mal le rôle de son père.
Dès le début, avant même que les deux enfants aient fait connaissance, Kléber s’était appliqué à rester dans le sillage du nouveau venu, se comportant comme un animal familier. Corentin avait vite compris que son étrange suiveur n’était pas très intelligent, qu’il devait avoir quelques cases vides, mais, les premiers moments d’agacement passés, sa présence avait fini par le rassurer. Il s’était mis rapidement à entretenir l’illusion qu’il bénéficiait de la protection d’une sorte de garde du corps à l’instar de certains héros des séries télévisées, si bien qu’il supportait désormais avec difficulté de circuler seul hors de sa chambre.
— Je viens de l’Ariège, avait grommelé son singulier compagnon lorsqu’il avait osé se porter à sa hauteur pour la première fois. Mon oncle m’a adopté après la mort accidentelle de mes parents. Comme les moutons qu’il élève ne lui rapportent pas beaucoup d’argent, il m’a envoyé ici pour me faire suivre un régime dracomien.
— Draconien, avait machinalement corrigé Corentin.
L’obèse avait poursuivi de sa voix aux accents chantants qui était presque aussi grave que celle d’un adulte :
— Si j’arrive à devenir maigre, tu comprends, ça signifiera que mon estomac aura vachement rétréci et que je n’aurai plus besoin de m’empiffrer comme avant pour le remplir. Ce sera autant de gagné pour oncle Augustin.
L’oncle Augustin en question ne s’était de toute évidence pas donné beaucoup de mal pour berner son nigaud de neveu. Il avait inventé cette grossière histoire de cure d’amaigrissement, alors que, en vérité, comme m’man et son salopard de service, il avait récolté un paquet de fric en confiant un cobaye supplémentaire aux bons soins du docteur Malaquin.
« Moi, j’ai au moins l’avantage de savoir à quoi m’en tenir, se répétait Corentin. Je suis sûr que je n’ai pas de maladie, que je n’ai besoin d’aucun traitement. Si je suis là, c’est parce que m’man est dans une dèche pas possible une fois de plus et que le pognon offert par Malaquin est le seul moyen de nous en sortir. »
À Paris, trois semaines plus tôt, dans le petit appartement misérable de la rue du Chevaleret qu’il habitait avec sa mère et le Type, il avait surpris une conversation entre les deux adultes. C’était tard le soir. Il ne parvenait pas à dormir et s’était levé sans bruit afin d’aller boire un verre d’eau dans le cabinet de toilette. La porte entrebâillée de la cuisine projetait une barre de lumière dans le couloir et une voix peu précautionneuse arrivait jusque-là.
— Ça s’appelle les Robiniers, disait le Type. C’est une clinique très discrète que dirige un certain Malaquin, un toubib bénéficiant d’appuis secrets en haut lieu. Ça se trouve à Ars-en-Ré, c’est-à-dire sur l’île de Ré, ce qui nous donnerait de surcroît l’occasion de faire une charmante petite balade en amoureux.
M’man fondait souvent quand l’intrus utilisait des expressions comme « dîner en tête à tête » ou « balade en amoureux » et le salopard, le sachant, n’hésitait pas à en user et à en abuser. La plupart du temps, il s’agissait de partager une pizza froide sur un coin de table ou de faire la tournée des bistrots du quartier, mais m’man continuait pas moins d’être facilement dupe. Ce soir-là, elle se montra tout de même réticente durant quelques instants.
— Faire de Corentin un cobaye ! s’exclama-t-elle, horrifiée. Te rends-tu compte de ce que tu me proposes ?
— Il ne s’agit pas de mettre la santé de ton mioche en danger, s’empressa de répliquer le Type. Il restera une poignée de semaines aux Robiniers, y sera comme un coq en pâte et n’aura qu’à prendre quelques comprimés de temps à autre, des trucs qui seront vendus en pharmacie un peu plus tard et sur lesquels plus personne ne trouvera à redire. Ce sera de véritables vacances, pour lui, une occasion inespérée de s’emplir les poumons du grand air du large. Tu verras qu’il nous reviendra en bien meilleur état, avec de belles joues roses et un appétit du diable.
Le Type avait précisé qu’il n’y aurait aucun problème de scolarité car, aux Robiniers, un précepteur se chargeait chaque matin de dispenser un enseignement approprié aux jeunes pensionnaires.
— Je ne sais pas si je pourrai supporter cet éloignement, avait gémi m’man. Corentin a toujours été à mes côtés, même dans les pires moments. Et puis il n’est pas de constitution si robuste…
— Quatre-vingt mille euros, avait martelé le Type. C’est ce que nous rapportera ce petit sacrifice. Il ne s’agit pas de vendre les yeux ou je ne sais quel autre organe de ton moutard, tout de même !
M’man avait fini par accepter en sanglotant. Après avoir regagné sa chambre sur la pointe des pieds, Corentin s’était jeté sur son lit et était demeuré de longues heures étendu sur le dos, le corps lourd comme un bloc de pierre et les yeux grands ouverts. Il avait perçu des bruits de verres entrechoqués à un certain moment et avait compris que sa mère avait choisi une fois de plus l’alcool pour chasser toutes ces vilaines choses qui se bousculaient dans sa tête.
On était parti deux jours plus tard. À bord de la vieille Peugeot grise du Type, dont une des ailes récupérée à la casse était jaune citron. Assise devant sur le siège passager, m’man avait chantonné une bonne partie du trajet comme pour se donner du cœur au ventre et n’avait cessé de tenir serré les pans de son blouson de cuir noir à la fermeture à glissière hors d’usage avec l’air d’être transie de froid. Corentin, lui, quasi muet, était resté recroquevillé dans un angle de la banquette arrière, évitant d’accrocher du regard la petite valise placée à ses côtés qui lui semblait la plus immonde des choses.
À présent, sa valise et ses vêtements se trouvaient entreposés dans un placard fermé à clé proche du bureau des infirmières. Tout comme Kléber et les autres pensionnaires, il ne disposait plus que d’un pyjama et d’une robe de chambre empestant le désinfectant. On lui avait seulement permis de conserver une poignée d’illustrés comme objets personnels, de sorte qu’il lui semblait avoir lu et relu un nombre incalculable de fois Les Aventures du Capitaine Gorille et Les Voyages extraordinaires des Robinsons d'outre-monde, ses bandes dessinées préférées.
— Tu continuerais de me filer le train, si je parvenais à nous sortir de cette saleté de clinique ? questionna-t-il tout à trac en se plantant devant Kléber.
Le gros garçon tressaillit, aussi surpris que s’il venait d’être interpellé par le doctor Who en personne. Il fit mine de se tordre le cou afin de ne rien perdre des péripéties se déroulant sur le petit écran, mais Corentin se pencha vers lui et empoigna ses épaules, lui ôtant toute possibilité de dérobade.
— Je veux savoir si tu serais prêt à t’évader d’ici en ma compagnie, assena-t-il, si tu ne te dégonflerais pas à un moment ou à un autre.
— Mais… mais c’est pas possible ce que tu proposes, bredouilla l’obèse.
Il déglutit avec difficulté, gratta du pouce la peau qui pelait sur son avant-bras gauche – elle formait des sortes de copeaux humides –, puis enchaîna :
— C’est pas possible parce qu’on est bouclés à double tour, parce que les infirmières ont toujours l’œil sur nous et parce que…
— Parce que tu espères devenir maigre comme un clou et que ton oncle Augustin t’accueillerait à coups de ceinturon si tu retournais en Ariège avant la date prévue, c’est ça, hein ? compléta Corentin, agacé.
— Ben oui.
— Pauvre crétin ! Combien de fois il faudra que je t’explique que cette histoire de régime n’est qu’une connerie, que ton fumier d’oncle ne t’a placé ici que pour se mettre du fric plein les fouilles ?
À maintes reprises, Corentin avait essayé d’ouvrir les yeux de son compagnon, de l’éclairer sur ce qui se passait réellement à la clinique du docteur Malaquin mais, d’évidence, ç’avait été peine perdue, aussi peu utile que d’entreprendre de tirer les vers du nez de la grosse Céline. Il lui fallait cependant convaincre le demeuré, car il ne se voyait pas tenter une évasion seul, surtout si celle-ci réussissait. Comment se débrouillerait-il une fois dehors, si loin de sa mère et de Paris ? La présence rassurante et la force de Kléber ne seraient sûrement pas de trop pour affronter tous les dangers qui risquaient de se présenter. Lui serait le cerveau, celui apte à trouver les meilleures combines, et Kléber les muscles, le défenseur capable de jouer du poing s’il le fallait. Le gros garçon ne s’était-il pas attribué un rôle de garde du corps alors qu’on ne lui demandait rien, après tout ?
Corentin s’assura qu’aucune infirmière ne s’inquiétait de son comportement et de celui de l’attardé. Mais voir les deux enfants converser ne paraissait nullement faire sourciller ces revêches dames en blouses amidonnées, car elles circulaient dans le couloir en se contentant de jeter un bref regard à la salle de détente. Marion, une fillette de neuf ans aux longs cheveux blonds, vint s’asseoir avec discrétion à moins de deux mètres des garçons, mais elle ne daigna même pas tourner la tête vers eux. Depuis huit jours qu’elle était là, on ne l’avait pas encore entendue prononcer un mot. Elle était maigre et diaphane, et ses petits avant-bras constellés de traces de piqûres faisaient peine à voir.
— Ma grand-mère est une espèce de baba cool qui vit en Lozère près d’un bled nommé Florac, choisit d’expliquer posément Corentin en prenant le ton de la confidence. Elle y élève des abeilles, fabrique un miel plus fameux que tout ce que tu n’as jamais dégusté.
— J’adore ça, le miel, marmonna Kléber en se passant la langue sur les lèvres. Mais ça fait vachement grossir…
— Pas celui de mamie Édith, justement, mentit Corentin. Le sien fait perdre du poids, au contraire. Il est si réputé pour ses vertus amaigrissantes qu’on vient de très loin pour en faire provision.
— J’ignorais que ça pouvait exister, un miel pareil.
Dès cet instant, rien qu’à voir les yeux globuleux de Kléber briller avec gourmandise, Corentin sut qu’il allait gagner la partie, qu’il parviendrait à convaincre son compagnon de se faire la belle avec lui. Il suffisait maintenant de lui promettre qu’on irait là-bas, à Florac, que la vieille bâtisse de mamie Édith serait un refuge idéal et qu’on pourrait s’y adonner à une orgie de miel. Ce ne serait pas des paroles en l’air, d’ailleurs – seules les propriétés amincissantes du produit des ruches de l’apicultrice restaient à démontrer –, car Corentin avait effectivement l’intention de se rendre en Lozère avec Kléber dès que tous deux auraient franchi les murs des Robiniers. Existait-il un autre endroit où ils pourraient être mieux à l’abri ? Et qui d’autre que mamie Édith saurait les choyer comme il convenait et prendre leur parti si besoin était ?
C’était tout bêtement parce que le souvenir du goût du miel de sa grand-mère avait soudain titillé ses papilles deux jours plus tôt que des idées d’évasion s’étaient mises à trotter dans la tête de Corentin. L’observation du vol libre des goélands les avait rendues plus obsédantes encore. Le fait que m’man ne fût pas venue une seule fois le voir comme elle l’avait promis avait fait le reste. À présent, même s’il ne savait trop comment il allait s’y prendre pour recouvrer la liberté, l’enfant était animé d’une détermination à toute épreuve.
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