Extrait des nouvelles de Serguei Dounovetz
En débarquant à Béthune, je n’ai qu’une idée en tête, casser la Banque de France. Je confie mon projet à Victor, mon piranha. Il me rétorque :
— Tu dois avoir une remontée d’acide qui date des années soixante-dix, sûrement ces saloperies de pyramides vertes qui ont rendu con toute une génération. Je te rappelle que, depuis le passage à l’euro, la Banque de France de Béthune a été transformée en centre d’art contemporain.
Je ne souhaite à personne d’avoir un animal domestique qui possède un niveau Bac + 9, à la longue c’est usant. Si je n’avais pas peur de me faire bouffer le bras, j’aurais balancé depuis longtemps ce foutu poiscaille dans l’écuelle du chat. Mais ce tueur n’attend que ça pour dévorer le foie de Walter, mon angora.
— Je sais bien, stupide animal, que la Banque de France est devenue un musée d’art moderne, puisque j’y suis convié pour une résidence d’artiste.
— Bonjour l’artiste, ironise le piranha. Ton seul et unique 45 tours date de 1983, et ton dernier concert, c’était à l’Usine de Montreuil avant la charge des CRS et la restitution du squat à ses propriétaires. Depuis trente-cinq ans qu’est-ce que tu as fait, à part casser trois pattes à un canard, une pompe à essence et les couilles des honnêtes gens ? Hormis deux, trois démos en peau de balle et quelques apparitions sur des compilations punk à chien produites par Valstar rouge. C’est ce que j’appelle une œuvre un chouïa incomplète, vite fait en levrette, précoce la prestation !
Je n’en peux plus de ce poisson qui passe son temps à me renvoyer mon passé de loser de première. Que ce soit remplaçant le cul vissé sur le banc, ou titulaire en seconde, c’est vrai que je n’ai jamais forcé mon talent. La loose, chez moi, n’est pas qu’une posture, c’est avant tout un art de vivre. Perdre en étant le meilleur, j’y peux rien, c’est mon truc, ça présente toujours mieux qu’être le premier en étant juste un honnête faiseur. Sans concession, un caractère de cochon, je participe activement à mon insuccès. Je ne sais pas me vendre et ne fais jamais le moindre effort, très mauvaise pute pour le système. Je n’aime rien de plus que griller mes bastos en écoutant Suzy Quatro et Slade, tous mes copains sont des chats de gouttière qui ont mal tourné, et mon unique confident un piranha suicidaire. Je sors de son holster le Manurhin de mon père, ancien brigadiste du P.O.U.M., et presse le canon de l’arme sur ma tempe, alignant ainsi mon poisson de compagnie.
— Compte tes arêtes, Victor, je vais te crever.
Le cannibale montre les dents.
— Vas-y ! Explose-toi l’aquarium. Tu seras bien avancé quand t’auras plombé ton biographe.
Je repose ma bière et rempoche le Manurhin. On ne peut pas discuter avec un poisson punk.
Le conservateur du centre d’art contemporain de Béthune, marinière étriquée, salopette de Coluche repassée, cheveux longs gras plaqués derrière les écoutilles et lunettes à montures d’écailles de tortue, me reçoit avec un sourire contemporain. Il prend son job très au sérieux ; équipé d’un lourd trousseau de clefs, il me fait faire le tour du proprio sans oublier le moindre recoin de la banque. On termine la visite devant le comptoir de la salle des coffres.
— Là, ce sont les isoloirs pour compter l’argent. Sur ces étagères, on stockait les billets, il n’était pas rare que la police y dépose de grosses saisies de drogue. Elle était plus en sécurité ici qu’au commissariat, c’est peu dire. Cette banque était l’endroit le mieux gardé de Béthune, jamais elle n’a été cambriolée.
Je regarde le conservateur en salopette avec un sourire carnassier. Si Victor pouvait me voir, il me lâcherait : « Tête d’endive, vire-moi ce rictus, tu vas nous faire repérer. » Mais j’ai verrouillé pour un temps le serial killer à nageoires dans mon tiroir mental. Toutefois, parano jusqu’à l’os, afin que mon sourire ne soit pas mal interprété, je lance pour noyer le poisson :
— C’est pas idiot d’avoir transformé cette tirelire en musée.
Le mec à la marinière me reprend, pincé :
— Pas musée, centre d’art contemporain. L’idée de cette résidence d’artiste est d’arriver à intégrer le travail d’un vidéaste plasticien à celui d’un musicien contemporain.
— Musicien rock, je lui réponds, pas pincé pour un rond mais soucieux de mon image.
— Si tu veux. Mais qu’elle soit rock ou pas, tu admettras que ta musique reste contemporaine.
— Non. Je fais du garage, pas de la musique contemporaine. T’es peut-être bon en barbouille, mais tu ne me feras pas gober que je suis dans le même créneau que Boulez et Pierre Henry.
Une couche d’abstraction recouvre subitement le froid silence qui règne dans le hall de la banque tapissé de centaines de coupures de dollars multicolores photocopiés. Un collectif des Beaux-Arts a investi l’établissement, et leurs installations projettent sur les murs des images en boucle et des mots en stock à la lueur d’un gyrophare bleu keuf.
— … Bien, je vais maintenant te montrer l’exposition, ainsi que tes quartiers, fait le conservateur.
Le premier étage de la banque est consacré à la rétrospective d’un artiste peintre qui monte, c’est pourquoi il est installé au premier étage et non à la cave. Les trois cents mètres carrés haussmanniens avec parquet en chêne massif vitrifié, stucs, moulures et cheminées en marbre de Palousie, servaient à l’origine d’appartement de fonction au directeur de la banque. Composée de plusieurs pièces de bonne taille et d’un immense salon, la garçonnière possédait à l’étage supérieur quelques chambres de service fraîchement aménagées en cellules d’artistes en résidence. C’est dans l’une d’elles que je suis censé crécher pendant une semaine de ma vie de rocker défroqué, en osmose avec mon art contemporain et ma guitare. Ceci, afin d’écrire une pièce musicale qui sera jouée à la fin de mon séjour sur les projections juxtaposées d’un vidéaste en vue, présentant des images qui prônent l’individualisme et la passivité de l’artiste reclus dans les méandres de sa lâcheté. Ou comment observer le fascisme feutré se profiler sans bouger son cul, l’art comptant pour rien en attendant de se faire dépecer par le grand remplacement.
J’ai décroché cette résidence de façon peu orthodoxe, dans un commissariat après une manif musclée en faveur des mal-logés, des sans-papiers, des sans terres, des sans dents, des sang et or pour qu’ils ne retombent pas en seconde division. Avec mon passé d’autonome, la garde à vue avait été prolongée. Le flic qui avait pris le relais m’avait regardé avec des yeux d’anchois mariné.
— C’est pas vrai… Toi ?!
C’est en entendant sa voix que j’ai reconnu Piotr Krakowiak.
— Krako ? Merde alors…
— Nom de Dieu, je t’avais pas reconnu avec ta barbouze à la d’Artagnan. Ça fait combien de temps ? Tu es revenu dans le Nord ?
— Comme tu vois, je retourne à la mine, je bats le pavé pour les anciens qui sont trop croulants et malades pour réclamer leurs droits.
— Entre nous, je la trouve mauvaise ta mine.
— Facile.
— Désolé, je suis commandant, pas comique troupier. Et à part les casses minables et défendre les causes perdues, qu’est-ce que tu branles ici ? Le rock, tu continues ?
— Krako, si tu suivais l’actualité, tu saurais que le rock est mort au siècle dernier au mitan des années soixante-dix. Les experts ne sont pas tous d’accord sur la période, moi j’ai mon idée mais je la garde au chaud pour mes mémoires.
Le commandant Krakowiak soupire.
— Tu sais bien que tout ça me passe au-dessus, je me suis arrêté à Claude Moine et les Chaussettes à clous, c’est toi le spécialiste. Mais… attends… je pense à un truc. J’ai une connaissance, une éduc qui s’occupe d’une association sur Arras. Bien que ce soient des rouges, faut reconnaître qu’ils font du bon boulot. Je sais qu’ils organisent des manifestations culturelles, des concerts, des résidences pour artistes. Écoute, je l’appelle tout de suite, il y a peut-être moyen que tu te refasses la cerise. Une façon honorable de retourner au charbon…
C’est ainsi que, présenté par un pote d’enfance devenu flic, j’ai été introduit dans la banque sans que personne ne se penche sur la virginité de mon casier judiciaire.
Ma Fender Mustang posée sur les genoux, cela fait trois jours que je taquine le manche sans conviction. Trois jours que l’inspiration ne vient pas, trente-cinq ans qu’elle n’est plus au rendez-vous et que j’attends qu’elle s’invite sur un coup de tête, pas celle de Zidane qui nous a grillé une étoile. Juste un coup de patte bénéfique, pas baladeuse comme celle du match où la France s’est qualifiée pour le mondial en Afrique du Sud au détriment de l’Irlande. Et la main de l’I.R.A. dans vos gueules ? Ce match était juste un hold-up. À l’époque, ça m’avait foutu un chouïa les boulons, si encore c’étaient les rosbifs qui avaient trinqué. Après nous avoir coulé notre flotte en 1940 et piqué les Jeux olympiques de 2012, cela aurait été de bonne guerre. Désabusé, alors que je me repasse dans la tête ce match pourri, Victor, fan de foot, en profite pour se libérer. Le piranha me remet rapidement sur le droit chemin avec l’efficacité d’un prêcheur baptiste sous coke.
— Et si c’étaient les Irlandais qui avaient mis leur main au cul de la victoire ? Tu crois qu’ils demanderaient à rejouer le match ? Tu ne deviendrais pas un peu vertueux ? On ne peut plus picoler, on ne peut plus fumer, on baise avec des combinaisons de plongée et maintenant il faudrait arrêter de tricher ? Le foot est un sport de voyou, on adopte ses codes, ou alors on joue aux osselets.
Je suis dans l’obligation de reconnaître que ce con de poisson a raison.
— Bon, qu’est-ce que tu préconises ? je demande à ma mauvaise conscience.
— D’abord, arrêter les nuits blanches à regarder des matchs achetés par la mafia albanaise. Ensuite, comme tu l’as si judicieusement suggéré, braquer cette putain de Banque de France. Sauf que tu ne ramasseras pas du blé, comme tu l’imaginais dans ta grande confusion d’ancien défoncé aux drogues psychédéliques, mais des tableaux.
— Qu’est-ce que tu veux que je m’encombre avec des tableaux ? J’ai pas la place dans mon studio.
— Les tableaux se volent pour être revendus à des collectionneurs fortunés. Je ne te demande pas de barboter les croûtes d’un peintre du dimanche, mais de braquer l’expo du premier étage.
— Pourquoi, elles ont tant de valeur que ça, ces toiles ?
— J’ai maté le catalogue, chacune en moyenne tourne autour de 15 000 boules. Le fourgue cassera les prix, mais à l’arrivée tu auras de quoi payer le loyer de ton taudis jusqu’à la fin de tes jours.
— Tu parles en francs là ?!
— Non, en euros, tête de lard !
— Mince. Mais alors, il faut choisir les plus chères.
— Putain de pyramides vertes. Tu ne vas pas choisir, tu vas braquer toute l’expo. Les cinquante toiles. La razzia !
C’est ainsi que je me retrouve à l’étage inférieur, afin d’entreprendre un premier repérage. Alors que j’étudie le système de fixation d’un grand format, une jeune femme m’aborde.
— Bonjour, je m’appelle Dorothée, je suis journaliste à L’Avenir de l’Artois. Il a été convenu avec mon rédacteur en chef que je fasse une interview au sujet de votre résidence d’artiste. On vous a mis au courant ?
Déstabilisé, je regarde pendant dix bonnes secondes la jeune femme qui respire la sympathie à pleins poumons.
— Oui… Effectivement, on m’a parlé de votre venue.
— Je ne vous dérange pas, j’espère ?
— Non, non, j’étudiais la fix…
— J’observais les différentes strates de cette toile, ducon ! me coupe Victor.
— … J’observais derrière le tableau, voir s’il n’y avait pas une œuvre cachée. Vous savez que certains artistes peignent leur toile recto, verso, voire superposent leur travail sur plusieurs époques différentes ? Ce type a un bon coup de patte.
— Vous voulez qu’on fasse ça là ? demande Dorothée.
— … ? Ben… On serait peut-être plus confort dans ma piaule.
— Surveille ta langue, me glisse mon poisson assassin alors que j’accompagne la journaliste dans ma cellule de résident...
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