Cv la cyclopeLa Cyclope

Extrait du livre de Patrick Vincelet

Pour un psychanalyste, il est des rencontres inoubliables, saisissantes, où volonté et faiblesse, force et lassitude, destruction et renaissance, amour et haine, se donnent rendez-vous. Cette fenêtre que l’analysant entrebâille pour L’Autre, en lieu et place d’analyste, laissant le vent entrer et les odeurs se répandre, montre à quel point la vitre ne suffit pas à l’œil pour voir de l’autre côté, tout comme le mot est orphelin sans la phrase. Ici, dans ce roman, l’œil est seul, sans clignement possible, foudroyant, terrifiant, mais aussi terré dans sa grotte. Quant au miroir, il ne renvoie que soi à soi : l’analysant devient l’analyste.
Le roman donne à l’écrivain la palette des couleurs de l’angoisse et l’oblige à fouiller ce qui nous effraie en nous. Tout particulièrement comment l’on peut gâcher sa vie avec la vengeance et le mal, l’assouvissement et la torture, l’ignorance et le piétinement, l’abandon et la possession, l’indifférence et la nuisance, alors qu’on croit dominer par la force.
Le romancier expose l’héroïne au regard des lecteurs, prenant le risque de les convertir en analystes s’ils ne prennent garde à la fiction où la mythologie s’inscrit dans le miroir flou, en pleurs, ineffaçable, depuis la nuit des temps : miroir animé.
Intrigues, portraits, destins, contribuent à livrer à notre curiosité de l’être humain l’idéal que transporte « notre cyclope » qui deviendra l’étendard de la différence et de ses valeurs d’espérance.
Les héros des romans nous ouvrent à être et à croiser de belles personnes. Le roman noir, à ce titre, serait une thérapie pour le bien-être.

Le Balisier

Les rues de Pigalle ont trouvé leur activité quotidienne de fin d’après-midi : il est 17 heures. Certains quittent le bureau, d’autres se donnent rendez-vous à la terrasse d’un des nombreux cafés qu’abrite ce quartier. Les habitués de la séance de cinéma de 17 h 30 s’inscrivent dans la file qui s’allonge. Les hôtesses des bars et boîtes de nuit se faufilent entre les touristes pour gagner discrètement l’entrée des artistes, qui n’est repérable que par les connaisseurs, en attendant de se parer des atours de charme. Sur la rue, les rabatteurs, sous l’enseigne et entre les panneaux lumineux aux photos aguicheuses, interpellent les passants, leur promettant un moment de plaisir. Plus loin, un sex-shop a lui aussi son entrée typique : un rideau rouge délavé bien épais qui bat au rythme des coups de vent laissant découvrir les rayonnages sur lesquels films et objets divers sont censés participer au bonheur de l’amour !
Les vitrines des kebabs, boutiques étroites, longues et sans fenêtres, offrent le spectacle invariable du couteau qui découpe en lamelles la viande d’agneau en train de rôtir, avant que ne soit étalé sur du pain ce mets populaire, pour les amateurs et les accros.
On a l’impression que tous ces lieux sont là pour soulager la misère de chacun. Ils ne sont ni rivaux ni complices… ils ont leurs habitués et semblent s’adosser les uns aux autres, se soutenir, affichant tous une médiocrité de confort et des visages humains bien ternes.
Un bar, dont la porte est entourée de deux vitrines teintées à mi-hauteur, trône fièrement après cette sombre succession de lieux, dits de plaisir. On y perçoit de temps à autre les têtes des occupants les plus grands quand ils se déplacent. La tenture de velours rouge partiellement glissée sur le côté laisse entrevoir l’intérieur. Un colosse écarte les hauts tabourets du comptoir en attendant les filles qui auront troqué l’habit de ville contre la blouse de travail. Courtes et légères, ces blouses-là ! Plutôt une lingerie fine et affriolante !
La porte du Balisier se coiffe d’une belle enseigne lumineuse qui, la nuit tombée, éclairera tout le parvis du night-club. De la rue, si le passant s’arrête, il peut y voir un espace plus profond qu’il n’y paraît et très cosy. Cette attention, en fait très organisée, propre à ce lieu, remplace avantageusement le côté un brin vulgaire du rabatteur. Le salon face au comptoir est équipé de tables basses, rectangulaires ou ovales, garnies d’un seau à glace et de deux coupes retournées. Le champagne est attendu ! On tirera petit à petit le rideau, puis on fermera la porte à mesure que les clients entreront.
Le tabouret de l’entrée est la meilleure place pour l’hôtesse d’accueil qui peut éviter au client gêné de passer devant toutes ces dames et n’aura qu’à donner son sourire pour se faire accepter. Il faut dire que ces tabourets sont confortables, munis d’un dossier en cuir noir, d’une double assise et d’un repose-pieds. L’hôtesse peut accueillir ainsi le client qui la choisit. On les appelle les tandems de l’amour… ils annoncent le voyage !
Alors, à la première coupe servie qui pétille pour lui et sa belle, c’est le ballet des tabourets qui commence. Le couple passe au salon, laissant sa place au nouvel arrivant accueilli par la deuxième dame, dans le même décor, avec le même service sur le tabouret-tandem bien chauffé par les tourtereaux précédents. Tout est en ordre : champagne ! client suivant ! ronde des tabourets !
Depuis le trottoir d’en face, chaque fin d’après-midi, on assiste à l’ouverture du Balisier et on peut voir, de ce côté impair de la rue, l’activité renaissante des boîtes de nuit, des sex-shops, des kebabs.
Les rez-de-chaussée d’habitations hébergent un tabac, une épicerie et deux petites brasseries. À y regarder de plus près, deux lieux de vie face à face, une étrangeté qui interroge, deux mondes qui se regardent.
Ainsi, dans le bistrot d’en face, L’Atmosphère – qui tient son nom du film de Marcel Carné où Arletty dit cette fameuse tirade écrite sur une photo géante à l’intérieur : « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » –, un jeune homme, installé en terrasse, une cigarette à la bouche, semble n’attendre qu’un appel, un signe, un bruit, connu de lui seul, pour entrer en scène, traverser la rue et sauter sur le premier tabouret du Balisier.

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