Extrait du roman de Martine Gasnier
Chapitre 1
En ce 26 février 1591, un vent glacial souffle sur Sabbioneta, la nuit est tombée depuis longtemps et les rues sont désertes, comme si la ville idéale s’était déjà figée face au temps assassin. Soudain, un bruit de sabots frappant à grande vitesse les pavés se rapproche du palais, un cheval et son cavalier fendent les ténèbres en une image d’Apocalypse. L’homme encourage sa monture d’une voix impérieuse qui dit l’urgence d’arriver avant qu’il ne soit trop tard. À l’entrée de la demeure ducale, des serviteurs munis de torches attendent en luttant contre Éole pour maintenir allumée une flamme vacillante. La danse du feu sur leur visage anime leurs traits d’ombres inquiétantes, ils demeurent silencieux, tendus dans l’attente d’un événement qu’ils savent proche et, lorsqu’enfin retentit près d’eux le hennissement salvateur, ils s’arrachent à leurs pensées pour se précipiter au-devant du visiteur qui, ayant mis pied à terre, se fait conduire en toute hâte auprès de Vespasien de Gonzague.
Sa haute silhouette gravit en courant les escaliers qui conduisent à la chambre du malade. Sur le seuil, une femme l’accueille puis s’efface pour le laisser entrer. Le médecin se dirige aussitôt vers le lit où son patient a rendez-vous avec la mort. Il s’incline avec respect devant lui et, d’un geste délicat, prend un pouls qui dit adieu à la vie. Le duc fixe son médecin d’un regard déjà voilé. C’est l’ultime consultation, celle qu’il accepte pour satisfaire aux scrupules de ses proches. Il sait que le mal mystérieux qui le ronge triomphera de son corps aristocratique. Il songe au prêtre qui, d’un instant à l’autre, viendra pour sauver son âme et, dans un dernier effort de sa volonté, ordonne ses pensées pour les exprimer avec la clarté qui sied à son esprit distingué. Il recevra ensuite les derniers sacrements et pourra enfin expirer en paix.
Dans l’église de l’Incoronata, son mausolée est prêt à l’accueillir. Il a prévu son éternité, le sculpteur Leone Leoni l’a statufié en empereur romain, ainsi a-t-il conjuré pour toujours la fuite du temps, son règne n’aura pas de fin. Il a, durant sa vie, refusé de limiter ses rêves, l’au-delà ne les anéantira pas. À travers les siècles, les croyants se prosterneront devant lui et célébreront son nom. Un Gonzague ne meurt jamais.
Après l’avoir longuement ausculté, le praticien prépare un breuvage dont il garde jalousement le secret. Méticuleux, il compte les gouttes qui, une à une, tombent dans le verre pour former une ténébreuse potion qu’il approche des lèvres agonisantes. Dans les yeux de Vespasien passe une lueur d’effroi, pourtant il se résigne à ingurgiter la repoussante préparation par petites gorgées qui le brûlent en coulant vers son estomac ulcéré. Quand il en a terminé, il soulève une main décharnée qui donne au médecin l’ordre muet de se retirer pour laisser la place aux soins spirituels. Le duc est prêt à les accepter. S’il n’a pas toujours tremblé devant Dieu autant qu’il l’eût fallu, au moins a-t-il conservé la foi et cela lui sera compté.
Sur la table de chevet, tel un veilleur, Dante lui parle de damnation. Il a refermé le livre de l’Enfer, mais il n’en a pas oublié les tourments et frissonne encore en songeant à la cruauté des châtiments subis par les réprouvés, prisonniers des cercles infernaux formant une architecture de l’horreur. Il se souvient des scènes de Jugement Dernier, admirées au tympan des églises, et des chefs-d’œuvre des grands peintres devant lesquels il s’agenouillait pour assister à la pesée des âmes qui déciderait de la destination éternelle des hommes. Était-il l’un de ces trépassés, attentif au verdict de la balance ? Son émotion demeurait étrangère au sort que lui réservait la religion, ce qu’il éprouvait relevait de l’ordre esthétique.
Collectionneur averti, il s’était mis en quête de beauté et la traquait là où elle se trouvait. Un sentiment de plénitude l’irradiait et l’élevait au-dessus de ses semblables. Cela avait duré longtemps, jusqu’à ce matin où une douleur soudaine lui avait annoncé que commençait pour lui la chute inexorable qui le conduirait au tombeau. Dans quelques instants, il recevrait l’extrême-onction, point d’orgue à sa noble existence. L’ecclésiastique se tient prêt, immobile au milieu de la pièce, il n’ose s’avancer pour procéder à l’administration des derniers sacrements. Il se sent tenu à distance par le duc agonisant qui, avant de se confesser, écrit, pour lui seul, le récit de sa vie.
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