Après l’armistice, Pierre était resté longtemps sans nouvelles de sa famille. Le seul courrier autorisé était la carte interzone mise en circulation par l’occupant, sur laquelle l’expéditeur ne pouvait que cocher des formules pré-imprimées, lapidaires et passe-partout. Mais des filières clandestines d’acheminement s’étaient créées. À Gurs, un garde en avait indiqué une à Pierre. Par ce biais, il avait pu établir un contact plus personnel avec les siens. Il avait alors reçu d’Odile une lettre où elle l’inter¬rogeait sur ce qu’il faisait, où il était, comment il se portait. Rien en revanche sur la famille, en dehors d’un vague « Ici, tout va bien ». Il s’en était étonné, au point de demander à sa sœur si elle ne lui cachait pas quelque chose. Elle s’était voulue rassurante, mais son insistance ne l’était guère. C’étaient trop de mots qui tournaient autour du pot, comme pour éluder la question. Son étonnement grandit lorsqu’il lut plus tard le peu d’émoi suscité par l’annonce de son retour. La nouvelle semblait être arrivée là-bas comme un cheveu sur la soupe. On aurait dit que quelque chose d’inavoué bridait la joie de le revoir, et il se torturait les méninges à chercher ce que ça pou¬vait être. Alors, comme il ne trouvait pas et qu’il serait bientôt fixé, il cessa d’y penser.
Si Odile était si laconique, c’était à cause de Jean. Elle connaissait trop bien ses frères, leurs différences de caractère, leurs aspirations contraires, pour ne pas être sûre de l’effet délétère de ses lettres si elle disait tout. Ça ne ferait que mettre de l’huile sur le feu et attiser leurs dissensions. La perspective de leurs retrouvailles l’angoissait déjà assez comme ça, au point de mettre sa joie sous l’étouffoir, elle retenait sa plume de peur de les rendre encore plus problématiques. C’est que Jean s’était politisé. Il n’avait plus que « Travail, Famille, Patrie » à la bouche. Non seulement il vouait une admiration sans bornes à Pétain, le héros de Verdun qui sauvait la France, non seulement il jurait de le servir et de suivre ses pas sur l’air de « Maréchal, nous voilà », mais il vomissait les communistes et les francs-maçons qu’il accusait, avec les « youpins », d’avoir pourri la France. Ils l’avaient conduite au désastre, c’étaient tous des traîtres qu’il fallait mettre hors d’état de nuire si on voulait redresser le pays et lui rendre son honneur. Gaston reconnaissait bien là son fils. Ils avaient vu ensemble une colonne de prisonniers traverser Sainfoin sous bonne escorte, en rangs serrés et silencieux. Certains portaient sur leur corps meurtri les traces des derniers combats livrés avec l’acharne¬ment du désespoir, d’autres sur leur visage terreux la honte d’avoir dû déposer les armes sans s’être battus. En voyant les vaincus humiliés passer devant lui tête baissée, laissant derrière eux des routes bordées de morts et de chevaux crevés, de camions brûlés, de canons abandonnés, Jean, écorché vif par la débâcle, avait serré les poings. Son patriotisme criait depuis vengeance, et son intransigeance, éprise d’idéal, ne faisait pas de quartier. Gaston avait lui aussi mal à la France, mais il ne cherchait pas de boucs émissaires pour autant. Il avait bien vu, pour avoir côtoyé des Juifs dans les tranchées, qu’ils n’avaient pas la lèpre. Il ne comprenait pas pourquoi Vichy les traitait comme des êtres à part en leur infligeant un statut infamant et discriminatoire. Dans les emballements de Jean, il faisait la part de la jeunesse, mais dans sa radicalisation et la violence haineuse de ses propos, il décelait l’influence du nouveau maire, dont il n’avait pas une haute opinion. C’était surtout ça qui l’inquiétait.
Guerite avait su se pousser. S’il n’était pas sorti du chapeau du préfet par hasard, il ne devait pas non plus sa nomination à des convictions. La seule cause capable de le motiver, c’était celle du porte-monnaie. Chaud partisan de l’ordre social qui garantit la propriété et protège la fortune, le propriétaire terrien devenu homme d’affaires avait vu rouge avec le Front populaire qui le réveillait la nuit sous les traits d’un prolétaire le couteau entre les dents. La peur panique d’être dépossédé par les communistes lui avait fait rechercher des appuis dans les milieux parisiens d’extrême-droite, fréquentés par une de ses relations. Mais les débats d’idées, ça n’était pas sa tasse de thé. Les logorrhées politiques lui cassaient les oreilles et les artifices dialectiques lui donnaient la colique. Au début, il se tournait vers ses voisins pour les prendre à témoin de son martyre, mais comme il ne trouvait pas d’écho, il avait pris son mal en patience et réalisé avec le temps que les contacts noués dans l’adversité valaient bien quelques incommodités. Il avait raison, la suite le montra. Un de ses nouveaux amis, leader pronazi libéré de prison après l’armistice puis propulsé à un haut niveau de responsabilité par Vichy, n’avait oublié, ni la politesse exquise qu’il avait eue de roupiller les yeux ouverts durant les meetings, ni sa remarquable aptitude à faire comme s’il avait suivi le fil des discours lorsque la claque venait soudain le tirer de sa somnolence. Il avait pour ça une technique éprouvée. Dès qu’il dodelinait de la tête, il donnait le change. Plutôt que de laisser son menton glisser dans la cravate, il l’enfermait dans le creux d’une main et piquait le coude sur le bras de son fauteuil pour conserver l’attitude d’un auditeur attentif. Ses yeux mourants pouvaient de cette façon se révulser en toute discrétion, jusqu’au moment où ses oreilles battaient bruyamment le rappel. Ils jaillissaient alors des orbites pour manifester leur présence, et le dormeur, sortant de sa torpeur tel un diable de sa boîte, se dressait d’un bond pour applaudir à tout rompre le rhéteur. Cette capacité unique de concentration hypnotique et d’approbation frénétique lui avait valu en récompense la mairie de Sainfoin. Une fois dans la place, le manœuvrier avait travaillé à l’élargir avec méthode en bannissant le sentiment. Les relations n’étaient pour lui qu’une question d’arithmétique. Elles se calculaient simplement par le solde créditeur ou débiteur des faveurs accordées et des renvois d’ascenseur. Le cœur était un objet de troc, une espèce de ris¬tourne qu’on n’était tenu d’accorder qu’aux personnes capables de vous rembourser. Aussi se montrait-il avare en amitié. Seuls ceux avec du répondant pouvaient y prétendre légitime¬ment. Comme la majorité d’entre eux grenouillaient dans les sphères de la collaboration, il se fit collabo. Fort de cet en¬gagement, il échappa facilement aux griffes de l’Ostland qui convoitait son domaine de La Bouloie. Il obtint aussi haut la main la préférence des bureaux d’achat ouverts par le Reich, devenant ainsi le premier fournisseur de denrées pour la Wehrmacht dans la zone réservée . Aux hommes d’affaires jaloux de sa réussite qui trouvaient qu’il dépassait la mesure, il répondait en s’énervant : « Quoi, les Allemands ? Qu’est-ce que vous avez contre eux ? Ils nous ont battus, et alors ? Fallait pas leur déclarer la guerre ! De quoi vous avez peur ? Qu’ils vous exploitent ? Qu’ils vous dépècent ? C’est pas eux qui le feront, c’est les bolcheviks. Eux, ils vous défendent contre le bolchevisme… Est-ce qu’ils vous gênent ici ? Ils achètent. Ils paient. Ils ont créé des commissions d’achat, alors qu’ils pourraient très bien tout rafler gratos. Moi, je travaille avec eux parce que je suis commerçant et que je ne refuse pas les clients. » Mais les paysans qui vendaient à des Français des produits rationnés par l’occupant, il les dénonçait sans hésiter. Le marché noir était sa bête noire. Que lui fît du profit, oui, mais les gagne-petit, nenni !
Enrichi par le commerce, le fermier était une grosse légume. Nommé par Vichy, il devenait un gros bonnet. Pourtant, sa réussite sociale laissait Jean indifférent. Si le maire lui en imposait, c’était en tant que féal du Maréchal, pas autrement. Cette inféodation plaisait à son âme chevaleresque. Mais trop de barrières le tenaient à distance du sire de Sainfoin. Son attirance se reporta sur Sandrine, qui était de la famille et d’accès plus facile. Il avait aperçu à plusieurs reprises la fille Guerite en compagnie d’Odile. Comme il la trouvait jolie, il avait demandé à sa sœur de lui présenter son amie. Un après-midi, alors qu’il fauchait dans un pré, il avait entendu derrière lui des voix sur le chemin. C’étaient elles. Leur promenade ne les avait sûrement pas amenées là par hasard. Lâchant sa faux, il s’était approché d’un pas timide, mais sa gêne avait fondu lorsque Sandrine lui avait tendu la main en souriant. Sa can¬deur et son inexpérience des femmes lui avaient fait prendre d’emblée pour une promesse ce qui n’était que la mani¬festation d’une amabilité naturelle chez une jeune fille bien élevée envers le parent d’une connaissance. Il s’était lancé depuis dans une cour assidue, mais en s’y prenant comme un paysan mal dégrossi envers la fille du châtelain.