Cv les evades du silenceLes Evadés du silenceAcheter

Extrait du roman de Brice Tarvel

1

Bapp se tenait penché sur sa table de travail, le dos rond et les cheveux en bataille. Une douce clarté matinale filtrait par la fenêtre à petits carreaux de son atelier. Concentré sur sa tâche, il avait oublié d’éteindre la lampe à pétrole qu’il utilisait la nuit. Des machines enfouies profondément dans le sous-sol alimentaient la ville en électricité, mais elles étaient souvent en panne et leur production ne bénéficiait qu’à quelques privilégiés.

— Bapp, ce n’est pas raisonnable, vous n’avez pas fermé l’œil une fois de plus, reprocha Cloane en mouchant la mèche du luminaire.

Le vieil homme tressaillit. Il tourna la tête puis, à travers les verres épais de ses lunettes, observa sa colocataire comme s’il la voyait pour la première fois.

— Ah, c’est toi, Cloane, finit-il par murmurer en esquissant un sourire dans le creux de sa barbe poivre et sel.

On eût dit qu’une guerre miniature avait commis ses méfaits sur la table. Ce n’étaient que débris, morceaux de corps mutilés, décombres résultant d’un bombardement intensif qui se serait cantonné au plateau de bois. Par bonheur, les victimes étaient de porcelaine ou de céramique, figurines, statuettes, poupées et vases n’attendant que l’habileté méticuleuse de Bapp pour recouvrer une certaine allure.

— Comme tu peux le voir, les Hurleurs ont encore provoqué bien des dégâts, soupira le réparateur. Comment veux-tu que je dorme alors qu’il y a tout ce travail, toutes ces merveilles fracassées dont il me faut recoller les morceaux ?

Les Hurleurs, c’étaient ces contestataires, ces insurgés contre la loi du silence imposée par Torag, l’ignoble dictateur qui régnait depuis si longtemps sur Mutusia, la vaste cité cernée par la forêt. On disait le tyran atteint d’hyperacousie, une exagération de l’acuité auditive insupportable, mais il ne s’agissait sans doute que d’une manifestation de sa folie et d’un fallacieux prétexte pour justifier sa cruauté.

Toujours est-il qu’il ne tolérait aucun bruit dans la ville, que l’usage de la parole y était quasi interdit et que la simple utilisation d’un marteau pouvait vous conduire à la peine de mort. Élever un peu trop la voix, c’était prendre le risque de se voir coller ou coudre les lèvres, quand on ne vous coupait pas tout simplement la langue.

Inutile de préciser que les malheureuses victimes de Torag étaient légion, se voyant le plus souvent condamnées à se nourrir avec une paille en la faisant passer par un trou dans la joue.

Au péril de leur vie, les Hurleurs se rassemblaient dans un endroit quelconque au moment où on s’y attendait le moins. Usant de très puissants mégaphones de leur fabrication, ou bien tapant tout bonnement sur des casseroles en scandant des slogans contre le despote, ils défilaient dans les rues, causant des dommages aux immeubles qui, faute de travaux, générateurs de vacarme, n’étaient plus entretenus depuis belle lurette. Ainsi, telle la voix aiguë d’une cantatrice capable de briser une coupe de cristal, des morceaux d’édifices s’effondraient parfois, si bien que, petit à petit, Mutusia prenait des allures de mâchoire aux dents cariées.

Il n’existait plus guère de vitres ayant résisté aux violents assauts sonores et, à l’intérieur des habitations ou des musées, on ne comptait plus la vaisselle, les bibelots et les œuvres d’art réduits en miettes.

C’était une partie de ce monceau de débris que Bapp s’efforçait de remettre en état, s’astreignant à ce colossal jeu de patience, à cet immense puzzle, avec une opiniâtreté apte à nuire à sa santé. On lui apportait plus d’objets saccagés qu’il ne pouvait en restaurer, ce qui compliquait la situation de jour en jour.

Le vieil homme ôta ses lunettes et se frotta les yeux. Désignant les pots baveux alignés sur la table, il soupira à nouveau :

— Je n’ai presque plus de colle. C’est devenu une substance très rare depuis que Torag se la réserve pour clore les bouches trop bavardes.

— Bapp, ne voyez-vous pas comment je suis équipée, ne devinez-vous pas la raison de cela ? lança Cloane.

Elle portait un jean, un blouson qui n’était pas très féminin, et un sac à dos pesait à ses épaules. Avec ses cheveux bruns coupés court, ses yeux pareils à de petits lacs de montagne et son air volontaire, elle faisait penser à une jeune guerrière sur le point de s’enrôler chez les Hurleurs les plus violents.

Elle avait quatorze ans, avait perdu sa famille dans un accident de montgolfière. Un deuil si cruel et les épreuves pour survivre que cela engendre vous fait cependant vite paraître plus âgé que vous ne l’êtes. Tel un animal errant, elle avait appris à se défendre dans la rue, puis s’était mise en quête d’un refuge.

Bapp lui avait ouvert la porte de son logis et, depuis, il était difficile de déterminer lequel protégeait l’autre.

— Tu… tu te prépares à sortir ? bredouilla le vieillard. Est-ce bien prudent avec tous ces dragons qui sillonnent les airs ?

Comme pour appuyer les paroles du ravaudeur de porcelaine, un dragon se profila devant les carreaux, jetant une ombre épaisse dans la pièce. Mais c’était un petit, un dragonneau à l’apparence bien inoffensive.

— Je vais me rendre dans la forêt, renseigna Cloane. Je m’efforcerai d’y trouver les ingrédients qui vous permettront de fabriquer toute la glu dont vous avez besoin.

2

Leurs grandes ailes écailleuses déployées, leurs longues mâchoires hérissées de crocs impressionnants entrebâillées, les dragons étaient nombreux dans le ciel chargé de nuages annonciateurs de pluie. Le soleil restait invisible, mais quelques rayons parvenaient à se glisser à travers le fatras de coton souillé. On eût dit que le monde venait de naître et qu’il s’y préparait des événements inquiétants.

Cloane n’en avait pas moins le cœur léger. Elle appréciait de prendre l’air, de se retrouver hors de la maison de Bapp qui empestait la colle et qu’une fine poussière blanche partout présente faisait ressembler au fournil d’un boulanger. Et puis il y avait Gligor, son copain à peine plus âgé qu’elle, avec lequel elle s’entendait plutôt bien.

Fidèle au rendez-vous, il arrivait à grands pas avec un sourire large comme une aurore de printemps. Un casque de motard en cuir sur la tête, les lunettes allant avec au front, un blouson et un jean tout comme sa tenue à elle, mais ayant fait beaucoup plus d’usage…

— T’es à l’heure, c’est chouette ! lança le jeune homme. On va enfin pouvoir prendre le large, se marrer et chanter sans craindre de se retrouver entre les pattes des Museleurs de Torag.

Ayant dit, il tapota la hanche de Cloane, dernière façon à la mode de se saluer, geste que la jeune fille trouvait bien prude et qu’elle se promettait de faire évoluer entre son compagnon et elle.

Un quart d’heure plus tard, après avoir parcouru deux ou trois rues où ne circulaient que de rares voitures électriques silencieuses et quelques passants à la bouche collée ou cousue à gros points, ils sortirent de la ville et se trouvèrent face à cette lande immense, couverte de bruyères et de genêts, qui butait au loin contre la haute muraille émeraude de la forêt. Des dragons tournoyaient ici encore plus qu’ailleurs. On entendait claquer leurs puissantes ailes de cuir et, de temps à autre, l’un d’eux crachait une longue flamme. Herbivores, ils n’étaient pas dangereux si on ne s’exposait pas à leur souffle brûlant. S’ils pullulaient ainsi depuis quelque temps, c’était parce que les Hurleurs les attiraient à l’aide d’appeaux dont ils possédaient seuls le secret. C’était pour les insurgés une manière supplémentaire de nuire à la tranquillité auditive de Torag, car le vol des monstres ailés était dépourvu de toute discrétion, et lorsqu’elles se mettaient à pousser leurs cris, ces bêtes pouvaient rivaliser avec le plus tonitruant des orages.

Cloane et son compagnon marchèrent un moment, puis Gligor s’immobilisa au pied d’une petite dépression de terrain naturelle dans le creux de laquelle s’entassaient des branches de genêt coupées. Le garçon eut tôt fait d’écarter le fouillis végétal, faisant apparaître une antique moto beige munie d’un side-car. Ce genre d’engin à moteur à explosion était rigoureusement prohibé dans Mutusia, et Gligor avait dû rencontrer bien des difficultés pour se le procurer. Mais il n’y avait pas plus débrouillard que lui, n’est-ce pas ?

— Est-ce bien nécessaire de nous encombrer de cette machine ? observa Cloane. Son tintamarre va attirer sur nous l’attention des Veilleurs…

Les Veilleurs, c’étaient les soldats d’élite du tyran de Mutusia, ces hommes armés porteurs d’un pulvérisateur de colle accroché à leur dos qui, s’ils vous surprenaient à élever la voix ou à faire du tapage d’une façon ou d’une autre, vous badigeonnaient les lèvres de substance adhésive en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Leurs manières étaient si brutales qu’il n’était pas rare que vos paupières se retrouvent aspergées également. Il leur arrivait de se déplacer en montgolfière, mais le ciel était pour l’heure trop encombré de dragons pour qu’ils tentent l’aventure.

— Il nous faut parvenir au rassemblement, maugréa Gligor en extirpant la moto du trou. Ce n’est pas tout près. Quant aux Veilleurs, s’il leur prend l’idée de venir nous chercher des noises, j’ai de quoi les tenir à distance.

Ce disant, il désigna une arbalète et un vieux fusil de chasse entassés dans le side-car parmi tout un bric-à-brac, qui allait de la réserve de saucissons, de fromage et de pain aux vêtements de rechange, en passant par une trousse à pharmacie de première urgence et pléthore de boîtes de conserve.

La plupart des jeunes mâles ne pouvaient s’empêcher de jouer les caïds, Cloane le savait, et Gligor ne faisait pas exception à la règle. Les escarmouches, la vue du sang, n’avaient guère sa faveur, mais elle devait admettre que deux ou trois Veilleurs hors d’état de nuire valaient mieux qu’un seul. Le mot « rassemblement » l’avait fait tressaillir, et c’est ce qui l’amena à interroger :

— C’est quoi ce rassemblement dont tu parles ? On avait rendez-vous pour aller faire une balade dans la forêt, mais il n’a jamais été question de…

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