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Extrait des nouvelles d’Hélène Jeusset-Vincelet

Le chemin des Incas

Ces nuits-là, un tonitruant coup de corne de brume résonnait brutalement dans la maison bretonne, obligeant chacun à quitter ses rêves à la vitesse de l’éclair. Seuls ceux concernés par l’aventure bondissaient hors de leur lit sans réfléchir une seule seconde, tandis que les autres replongeaient bien vite dans les brumes de leurs songes entre leurs draps douillets. Les volontaires s’étaient endormis, quelques heures auparavant, en se préparant mentalement à cette épreuve. Ainsi parvenaient-ils, sans s’éveiller vraiment, à accomplir machinalement, le pied à peine posé par terre, les gestes nécessaires pour se retrouver au plus vite debout, habillés jusqu’au ciré et chaussés de leurs bottes en caoutchouc. Puis chacun se saisissait d’une lampe de poche et d’un ustensile de pêche attribué la veille. En quelques minutes, l’expédition était prête. La participation à cette aventure nocturne était librement choisie et consentie. Les participants s’y étaient engagés la veille au soir et l’affaire s’avérait des plus sérieuses. Au signal du départ, ils s’empilaient dans les voitures qui, tous feux allumés, démarraient en trombe pour rejoindre la mer. Une fois les voitures garées, le matériel bien en main, et chacun à sa place, la caravane s’ébranlait, les enfants encadrés par les adultes.

Chacun marchait dans le pas de l’autre pour s’enfoncer au creux d’une nuit plus ou moins sombre. Le croissant de lune qui se dessinait au-dessus de nos têtes faisait scintiller de mille paillettes argentées l’onde de la vague sans cesse renouvelée. Tandis que les nuits sans lune, privée de son halo lumineux, la mer couleur d’encre rendait l’environnement hostile et bien peu engageant. Pour peu que la voie lactée d’habitude accrochée au firmament ait disparu, s’offraient alors à nous des cieux assombris de nuages menaçants, nous plongeant dans une obscurité digne des pires terreurs du noir si familières aux enfants. Mais à cet instant, plus question de reculer. On s’y était préparé, il fallait y aller coûte que coûte. Confiants en nos capacités à nous conduire comme des grands, sous la protection des lampes-tempête qui dispensaient généreusement leur cercle de lumière à nos pieds trébuchants, nous avancions sans faillir.

Le filet posé en arc de cercle lors de la marée basse précédente barrait notre anse favorite entre deux gros rochers pour retenir notre précieuse pêche lorsque la mer se retirait. Il devait impérativement être relevé dès la marée suivante pour dégager au plus vite les poissons prisonniers – lieus, vieilles, roussettes et, les jours de chance, bars ou dorades –, afin de leur épargner des souffrances inutiles et préserver les mailles du filet. Celui-ci, en effet, ne sortait jamais indemne des tentatives de fuite des poissons pris au piège, ni des trous généreux laissés par des crabes vengeurs. Il fallait ensuite le raccommoder, tendu sur le fil à linge, balancé par le vent, en le reconstituant nœud après nœud. Cela se faisait à l’aide de la navette et de la cordelette, en respectant scrupuleusement le calibre de chaque maille, imposé par les règles de la pêche. Cette tâche était traditionnellement dévolue à la gent féminine de la maison dont je faisais partie. Des heures durant, nous répétions le même geste, monotone et lassant, au milieu de nos rires d’enfants si prompts à dissiper l’ennui.

Cette nuit, comme d’autres nuits, notre longue colonne avançait en file indienne, ignorant la fatigue ou la crainte, sur le chemin accidenté. Ce sentier familier à nos pas, nous l’avions surnommé « le chemin des Incas ». Nous le foulions à tâtons, sans cesse sur le qui-vive et prêts à nous défendre à l’apparition du moindre crustacé mal intentionné apparu dans le halo de la lune ou le faisceau de lumière de nos lampes-tempête. Notre objectif, rejoindre la mer, retirée au loin en son inexorable reflux, pour retrouver enfin notre coin de pêche.

Enfants sérieux, concentrés sur notre tâche et conscients de notre responsabilité, nous allions assurer notre mission, relever notre précieux filet. À cet instant, un espoir infini nous submergeait, celui d’une pêche miraculeuse. Nous osions à peine y croire en saisissant le nœud du filet pour le détacher du rocher et le tirer hors de l’eau. Allions-nous enfin y découvrir un homard bleu, plein de vigueur et de courroux de s’être laissé prendre ? Il serait à coup sûr la suprême récompense de tous nos efforts de la nuit et nous lui accorderions sans hésiter le pardon pour le gros trou laissé dans les mailles par ses grosses pinces vengeresses.

Hélas, le plus souvent le filet se découvrait vierge de tout poisson, mais généreusement chargé d’algues aux couleurs chatoyantes, qu’il nous fallait alors décrocher, rameau après rameau, tristes oripeaux coincés dans les mailles, qui exigeaient de nos corps fatigués des trésors de patience pour ne pas les endommager. Parfois, dans les replis du filet, nous découvrions, bien dissimulés par les goémons, quelques poissons pris au piège qui nous faisaient exulter de joie. À cet instant, sans que nous le sachions, c’étaient aussi des grappes de beaux souvenirs qui s’accrochaient à notre filet. Quelle belle école d’apprentissage à la frustration, lorsque, en dépit de tous nos efforts, nous rentrions bredouilles ! Et quel immense sentiment de fierté nous ressentions de nous être ainsi dépassés et d’avoir accompli ce qui apparaissait alors à nos yeux d’enfants comme un extraordinaire exploit au cœur de la nuit !

Une fois le travail accompli, nous arpentions en sens inverse, d’un pas tranquille, notre chemin des Incas, le filet jeté sur l’épaule en une longue écharpe frôlant le sol, les paniers au bout des bras. Bientôt, nous plongerions dans la tiédeur de nos draps pour y terminer notre nuit, la tête dans les étoiles et le cœur riche de tant d’émotions.

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