Extrait du récit de Christine Sagnier
Je suis assise, face à la fenêtre, à moitié noyée dans l’obscurité de la pièce. À mes côtés une lampe haut perchée éclaire un coin de bureau. Je regarde sans voir les arbres tourmentés par le vent. J’ai une main posée sur une feuille blanche au grain très fin. De l’autre, j’agite un stylo dont je mordille le bout de temps à autre.
Aujourd’hui, je veux écrire.
Aujourd’hui, je peux écrire.
Mais quoi au juste ? À mon grand étonnement, j’ai la tête vide. Cette tête si longtemps pleine d’une douleur insupportable, pleine à éclater. Lourde, trop lourde ! Lourde d’innombrables horreurs. Lourde de chagrin et de culpabilité. Serrée dans un étau qu’une main invisible pressait, pressait chaque jour un peu plus. Une vraie torture à laquelle je ne pouvais échapper une seconde, épuisée, anéantie par cette mort lovée au creux de mon ventre et qui avait ravi le fruit de mes entrailles.
Aujourd’hui, je constate avec stupeur que ma tête est vide, lavée de cette douleur. Je fouille, je creuse afin de retrouver un sanglot oublié, étranglé peut-être dans ma gorge, qui n’aurait pu sortir et serait reparti se tapir au fond de ma mémoire. Mais rien. Aujourd’hui ma tête est vide de douleur, même si la blessure reste là, indélébile. Ouverte à jamais. Je cherche le fil de mon histoire, cet avant, cet après qui ne me quitte plus. Avant, c’était la légèreté, l’insouciance et la joie. Après ce fut la peine, la peine et la peine encore. Parfois il m’arrivait de rêver d’être avant pour me libérer de ce poids dans ma tête. Une bille pesant une tonne logée à droite, rien qu’à droite. À quoi pouvait bien correspondre cette partie du cerveau ? Je ne m’en souvenais pas.
Pourtant, c’était rayonnante de bonheur que je m’étais présentée aux urgences. Rayonnante comme je l’avais été durant huit bons mois à porter haut un ventre que je voyais s’arrondir avec délice et sur lequel je sentais se poser des regards envieux, des regards admiratifs et mon regard ébloui. Huit mois durant, j’avais écouté, caressé ce ventre merveilleux. Je me levais le matin, je me couchais le soir, éperdue de joie. Le monde s’était arrêté de tourner, il n’y avait plus que mon ventre, ses secrets, ses malices qui comptaient. Il donnait sens à ma vie.
Cette révélation, je l’ai eue dès le premier jour. Ce jour où, penchée sur un test de grossesse, j’ai vu la petite fenêtre se teinter de bleu. Passée l’incroyable surprise de sauter d’une seconde à l’autre de l’état de fille à celui de mère, j’avais embrassé avec ferveur ce nouveau rôle, posant avec une infinie douceur ma main sur mon trésor, petite tête d’épingle perdue au tréfonds de mon corps. Je l’aimais déjà.
Ma main avait senti l’imperceptible poussée de mon ventre, ce fruit qui mûrissait doucement à l’intérieur et qui s’appelait la vie. La vie que je donnais jour après jour grâce à mon corps, cette machine que je surveillais bien plus qu’à mon habitude. Mon corps, telle une usine depuis toujours destinée à faire grandir mon enfant.
Les premières rondeurs arrivées, je guettais le jour où il allait bouger. Un signe imperceptible qui pourtant serait pour moi une évidence, le premier cri de mon bébé. Et il est venu, infime. Un léger glissement comme celui d’une plume sous ma peau tendue. Et il s’est répété, une fois, deux fois et je n’ai plus compté, mais toujours je saluais ces ruades d’une caresse sur mon ventre. Il gesticulait, il tournicotait, heureux de vivre dans son petit bocal, bercé par le gargouillis de cette incroyable tuyauterie. Il sifflait mon sang, suçait mon énergie et je me sentais tout entière dévouée à ce petit être avide comme une sangsue. Je l’ai protégé des frimas de l’hiver, je l’ai exposé aux premiers rayons du soleil. Mais je ne me suis pas sentie plus fragile, au contraire j’étais portée par une force nouvelle. Je sortais pour de longues promenades à petits pas pour ne pas m’essouffler, je mangeais bien, toujours à l’écoute de ses besoins à lui et sourde à mes propres envies. J’étais heureuse et fière de ce gros ventre et de ce qu’il présageait.
Et puis est arrivé ce dimanche de juin. Le premier du mois.
Ce matin-là, il faisait beau, trop beau pour aller à l’hôpital. Mais, par je ne sais quelle facétie, Mathieu ne bougeait plus. Deux jours déjà que mon ventre demeurait immobile. Habituée aux vagues ondoyantes qui glissaient sous ma peau, j’attendais avec impatience de retrouver ce roulis rassurant. Mais rien n’y faisait, pas un sursaut depuis quarante-huit heures.
J’osais à peine m’inquiéter, mettant en sourdine des angoisses naissantes. Je ne voulais pas m’alarmer ou plutôt ne voulais-je pas déranger inopinément le personnel hospitalier.
J’appliquai donc, à la lettre, des consignes lues dans un de ces livres qui fleurissent sur la grossesse et qui font de cet état un bonheur sans fin. Je bus une tasse de café épais à force d’être fort, moi que l’odeur du café dégoûtait au plus haut point. Rien, pas même une onde. Je décidai alors de réveiller manu militari le petit endormi, prenant mon ventre à pleine main et le ballottant éperdument de gauche à droite. Enfin une réponse, brève et si faible. Un appel au secours que je ne sus déchiffrer ou peut-être simplement un petit bras qui avait basculé, inerte.
J’ai laissé passer le temps, rassurée. J’ai peut-être laissé filer la vie.
Je me suis présentée à l’accueil, le teint doré, dans une jolie robe en lin turquoise qui mettait en valeur mes rondeurs éclatantes. Turquoises aussi mes boucles accrochées aux oreilles, deux marguerites qui chantaient le printemps et ma félicité.
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