Extrait du roman d’André Fanet
[...] J’entendis les nouveaux pensionnaires débarquer tandis que, peu avant le dîner, je m’étais allongé pour lire. Pas question de me lever pour aller à la fenêtre lorgner à la dérobée les arrivants, j’avais bien assez le temps de les voir, mais le fil de ma lecture s’en trouva rompu. Plus envie. Je posai le livre, éteignis la lampe et, les mains sous la tête, me laissai aller à mes rêveries.
La nuit tombait sous un ciel torturé qui augurait d’un lendemain maussade. On s’y ferait. Sur la table devant la fenêtre, l’ordinateur s’était depuis longtemps mis en veille. Près de lui, je la distinguais encore dans la pénombre, m’attendait la feuille blanche flanquée de son crayon mais, une fois de plus, elle resterait vierge. Je repensai à toutes ces années où, pour écrire, j’avais inlassablement couru après le temps, dérobé quelques lignes par-ci, entre deux rendez-vous, un paragraphe par-là devant une tasse de café, éternel « écrivain à la sauvette » comme elle disait, et maintenant que tout ce temps m’était offert, que je pouvais l’étirer à l’infini, la source semblait s’être tarie. Comme si son absence m’avait rendu stérile ! Ne me restait comme maigre pis-aller que mon « vide-poche » comme je l’appelle, cette espèce de « garde-manger littéraire » que Tchekhov prête à son Trigorine de La Mouette, mes petites chroniques au jour le jour, au fil des impressions, des rencontres, ces dérisoires pierres de mémoire pour le cas où… une façon de se rattacher encore à l’écriture.
Une porte claqua, suivie d’un pas lourd dans le couloir. Suzan. Je regardai ma montre, il était grand temps d’y aller. Comme la veille, je dus me faire violence et, lorsque je pénétrai dans la salle, l’aquarelliste seule m’attendait. Nous nous saluâmes avec la dignité désormais convenue entre nous et je finissais de m’asseoir quand, guidés par la frêle Molly, les Griviot firent leur entrée.
Le « Bonjour, m’sieurs-dames » conquérant dont nous gratifia le mâle de la troupe, un épais quinquagénaire au cheveu dru, me parut à lui seul déjà tout un programme. La mère suivait, ombre sèche qui se borna à incliner le chef en silence ; puis venait la fille, une adolescente, tête baissée, dont je ne perçus qu’un regard en dessous bien ambigu. Suzan et moi avions répondu à leur salut avec une semblable réserve. Le trio s’installa, le père solidement campé face à l’assistance, les deux femmes ne m’offrant que leur profil.
Molly revint presque aussitôt poussant devant elle un chariot et commença à servir ses deux pensionnaires solitaires. Son assiette à peine sur la table, ma voisine l’attaqua avec la même conviction que la veille. Mon vis-à-vis, quand sa copieuse portion eut été déposée devant lui, montra plus de circonspection. Ostensiblement il inspecta, inventoria du bout de la fourchette avant de humer et enfin tenter une première bouchée. Il claqua aussitôt de la langue :
— Tiens ! Tout juste ce que je vous disais. Des légumes cuits à l’eau ! Ça a pas de goût, ce machin-là !
Les deux femmes avaient commencé à manger sans commentaires. L’homme continuait ses investigations sous l’œil discret, mais manifestement désapprobateur, de dame Suzan.
— Eh ben dis donc ! Ils aiment l’oignon dans le coin ! Mais au moins ils pourraient le faire dorer, non ? Et puis, dis donc côté viande, ils ont pleuré sur la ration ! Quatre filets de poulet égarés tout riquiquis… Enfin, toi qui voulais maigrir, ma fille, t’as trouvé la bonne adresse.
— Papa !
Il s’était soudain arrêté de mastiquer, ses gros sourcils froncés :
— Et voilà qu’en plus ils ont sucré les patates !
— Mais non, corrigea la mère d’une voix lasse, ça doit être de la patate douce. On n’a pas l’habitude.
— Ils font décidément rien comme tout le monde, ces gens-là !
L’adolescente avait jeté un bref regard gêné dans notre direction, mais son père n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. En apparence, il était censé s’adresser à sa seule épouse, mais le ton était suffisamment appuyé pour que, bien malgré nous, rien de la discussion ne nous échappât.
— C’est comme cette fille qui nous a reçus, Molly. T’avoueras que donner à sa gamine le nom d’une marque de chevilles, fallait quand même le faire ! Moi, tu vois, quand j’entends Molly, je pense direct aux chevilles à expansion pour le placo. Comme si on t’avait baptisée Citroën ou Moulinex !
Et le penseur, l’œil matois, d’adresser un regard alentour pour savourer son petit effet sur l’auditoire. Le nez dans mon assiette, comme Suzan, je feignais de n’avoir rien entendu.
— Mais, Papa, et si c’était le contraire ? Que la société ait choisi ce prénom, parce qu’il existe, pour en faire le nom de leur marque ? Comme pour les voitures Mercédès, en hommage à la fille du constructeur.
Tiens, la petite était capable de répliquer par une remarque non dénuée de bon sens, mais le père était-il capable d’en tenir compte ? J’en doutais. L’innocent objet du débat vint fort opportunément couper court à ces échanges de haute volée en apportant le dessert et, cette fois, le gourmand ne bouda pas son plaisir. Il faut dire que celle qui avait cuisiné (laquelle au fait ? les deux peut-être ?) s’était surpassée avec une excellente crème au chocolat maison mais surtout en l’accompagnant de ces délicieux sablés écossais, encore tièdes, les fameux shortbreads dont je gardais un souvenir ému de mon premier voyage.
— Ça, quand même, c’est pas mal ! concéda le butor.
Et de rajouter finement :
— Mais vaut mieux pas trop le dire à la petite miss. Des fois qu’après elle ait les chevilles qui enflent !
Il fut le seul, comme souvent sans doute, à rire grassement de sa sortie, mais quand, derrière son chariot, la jeune femme, qui n’avait rien dû saisir de ses propos, quitta la pièce, le regard appuyé qu’il lui lança visait un peu plus haut que lesdites chevilles, vers les rondeurs plus précisément d’un séant que le jean moulait, il faut bien l’admettre, avec un certain bonheur.
Je me réveillai maussade. La veille au soir, en effet, dans le sillage de dame Suzan, je m’étais au plus vite éclipsé de la salle à manger avec son rustre et, dans la solitude de ma chambre, avais tenté de dénicher à la télévision un programme acceptable pour un non-angliciste. J’étais finalement tombé par hasard sur un concert, un spectacle à la langue universelle. Il me sembla reconnaître Mahler et, de fait, je finis par identifier sa 5e symphonie. J’aurais dû couper là, mais je me laissai prendre à attendre l’aérien adagietto, le leitmotiv du Mort à Venise de Visconti. Je n’aurais pas dû. Si l’interprétation s’avérait plutôt intéressante, à l’évidence son écoute était encore prématurée pour moi. Trop de souvenirs, d’images de canaux et de lagune. De la cérémonie d’adieu surtout. Du coup, j’avais mal dormi et, avec ces maisons britanniques sans volets, depuis un moment, à la lueur qui filtrait à travers les rideaux, je cherchais à deviner si le matin était déjà venu. Je finis par allumer. Bientôt sept heures. Je pouvais me lever. Au-dehors, le vent poussait au-dessus de la lande un troupeau serré de nuages bas peu engageants. Je m’habillai et me présentai pour déjeuner.
— Hello, Loïc !
— Hello, Hollie !
Le sourire paisible de la jeune femme me fit du bien.
— Bien dormi ?
Que répondre ? Je passai bien entendu sous silence mes insomnies et m’assis pour me préparer de solides tartines. Le gourmand en moi se réveilla.
— Dites-moi, Hollie, cette marmelade d’oranges, hier je l’ai trouvée vraiment délicieuse. C’est vous qui la faites ?
Elle réussit à deviner le sens de ma question.
— Yes, of course !
— Mes félicitations ! Mais comment arrivez-vous à ce qu’elle ne soit pas amère ?
Le mot « amère » lui échappait, mais nous finîmes par nous comprendre. Elle me proposa de me copier la recette, ce que j’acceptai bien volontiers, mais elle ne saurait le faire qu’en anglais. Qu’à cela ne tienne, on s’arrangerait. Elle venait à peine de quitter la pièce quand la porte à nouveau, timidement, s’ouvrit. Un visage rond parut, deux grands yeux interrogatifs.
— Bonjour. Euh… Hello !
— Bonjour.
La jeune fille referma avec précaution derrière elle, puis s’avança jusqu’à sa table avant de regarder la mienne d’un air perplexe.
— Vous êtes français, je crois ?
Elle était donc au courant. J’acquiesçai.
— Comment ça se passe pour le petit déjeuner ?
Cette fois encore, je notai sa curieuse façon de regarder par en dessous. Timidité ? Au passage, dans le peu que j’avais pu entrevoir, il me sembla avoir aperçu des yeux gonflés. Insomnie ? Gros chagrin ?
— Tout est sur le buffet, vous vous servez à votre guise. Le café est dans la thermos, l’eau chaude dans la bouilloire si vous êtes adepte du thé. Le lait, par contre, je ne sais pas.
— Y en a là, du frais, et des corn-flakes. C’est tout bon. Merci.
Avec son vague chignon piqué à la va-vite, j’hésitais à lui donner un âge. Seize ans, peut-être plus. Dos tourné, elle prépara posément son mélange et alla reprendre la place qu’elle occupait la veille au soir. Un silence pénible s’installa, un de ces moments où, avec la proximité, les bruits de mastication et de déglutition se mettent à prendre des proportions irraisonnables. C’était visible chez elle – ses coups d’œil inquiets en témoignaient – qui se battait sans grand résultat pour ne pas faire craquer sous ses dents ses céréales. Je crus bon de faire diversion.
— Vous êtes bien matinale pour quelqu’un de votre âge.
Nouveau regard en dessous.
— Ce matin, oui. J’ai pas bien dormi. Le vent, un nouveau lit, le dépaysement. Et puis, depuis plus d’une heure j’entendais les ronflements de mon cher père de l’autre côté du couloir. Autant se lever.
Et de conclure avec un léger sourire :
— Ça permet au moins de déjeuner tranquille. Enfin j’espère !
— Je peux comprendre.
Tout un climat familial se laissait deviner derrière cette phrase. De là peut-être les yeux rougis entraperçus un peu plus tôt.
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