Extrait des nouvelles de Joëlle Tiano-Moussafir
EAUX
Evguenia Ivanovna n’avait eu de cesse, sa belle-mère enterrée, de harceler son mari Piotr jusqu’à ce que, un matin, la mort dans l’âme mais las des récriminations de sa femme, il se dirige vers le coin de terre où suintait le fil d’eau que sa mère, ridiculement selon Evguenia, appelait source.
Celle-là avait même prétendu pendant des années, tout aussi ridiculement selon Evguenia, que c’était ce fil d’eau, plus abondant autrefois, qui lui avait permis d’arroser les choux les betteraves et les raves qu’elle vendait au marché kolkhoze après avoir prélevé la part nécessaire à leur propre consommation, et que donc, grâce à la fois aux roubles que cette vente rapportait, et directement aux légumes récoltés, cette source autant qu’elle-même avait été mère nourricière de ses trois jeunes fils pendant les longues années de guerre, lorsque leur père était au front, dont d’ailleurs il n’était pas revenu.
Evguenia Ivanovna ne manquait jamais, à ces assertions de sa belle-mère, de hausser ouvertement les épaules et de désigner à son mari, d’un mouvement exaspéré du menton, les cloques d’humidité et la barbe de salpêtre au bas des murs de la maison dont, selon elle, le ridicule fil d’eau était responsable.
Ce matin enfin, la vieille Matriona refroidie depuis un mois, Evguenia avait donc obtenu de Piotr qu’il se dirige, alourdi d’un sac de ciment, d’une pioche et d’un seau vers le coin du jardin dont la mousse et les ajoncs trahissaient la présence d’eau, pour l’emprisonner sous une chappe.
— Elle n’ira pas loin, disait-il, alors qu’il répandait le ciment, l’eau ne renonce jamais et ne va jamais bien loin.
— Qu’elle aille au diable ! répondait Evguenia, chez notre saleté de voisin par exemple. Et étale ton ciment largement, que cette maudite eau ne traîne plus chez nous.
C’est ainsi que les quelques arpents du jardin de Matriona devinrent une cour cimentée.
Le fil d’eau, ténu mais pulsé sans répit par un minuscule pertuis situé dans les grands fonds de la mer intérieure, ne resurgit pas chez Vassili le voisin. L’eau chemina doucement sous les jardins et quitta le village de Novderevna. L’épaisse couche d’argile qui s’étendait sous la mince couche de terre arable l’empêcha de se perdre dans les profondeurs. Elle serpenta. Sur sa tête défilèrent les paysages.
Le fil d’eau fut près de rejaillir en Slovaquie, près de Bratislava ; il traversa les lacs d’Autriche qu’assombrissaient les grands pins noirs, se confondit un moment dans les sapinières du Jura avec la Source Bleue. Plus loin, il ne put rejoindre le lit qu’avait creusé le Rhône depuis des millénaires car un éperon rocheux qui s’enfonçait loin sous terre l’empêcha de se jeter dans le lit du fleuve ; mais le cours de la Loire fut son refuge ; il y chemina pour son propre compte puis s’en sépara et plongea pour éviter les bancs de sable où il se serait enlisé. L’autre danger étaient les gypses vers lesquels il se dirigeait et où, se perdant, il imbiberait lentement ces roches et, les dissolvant peu à peu, serait responsable dans les siècles à venir de terribles effondrements. Alors il obliqua vers l’ouest, plongeant profondément sous terre.
Il chemina des verstes et des verstes. Depuis son départ de Novderevna, les pluies du ciel et de la terre l’avaient nourri et, de fil d’eau presque invisible, aussi délicat qu’au vent un fil de la Vierge, il semblait maintenant un ruban d’argent. Alors il se fraya à nouveau un chemin vers la lumière : la source de Matriona, enfin, affleura au jour.
Elle se trouvait dans un paysage dont le dénivelé était si doux que seuls l’eau ou le vent pouvaient, en s’y coulant, en ressentir l’inclinaison. Mais à l’extrémité de ce plan à peine incurvé, le terrain remontait brusquement.
Le ruban d’argent entama la traversée de l’étendue. Il zigzagua paresseusement ; sa progression était invisible à l’œil. Au bout de quelques heures il buta contre la remontée de terre. Il n’eut d’autre choix que de lentement s’enrouler sur lui-même et, de ruban d’argent devenir ceinture puis rosace, de dessiner volutes et entrelacs, figures dont le tracé était à la merci d’une racine, d’un silex, d’une touffe de plantain. Puis de combler les creux entre les pleins du dessin qu’il formait.
L’homme était resté parti très longtemps. De si longs mois loin de cette maison où depuis quelque temps, et chaque fois davantage, il renouait avec lui-même, retrouvait une paix qui ailleurs le fuyait. Il avait voulu s’éloigner de ce qui lui paraissait l’asservir, entamer sa liberté, mais c’était illusoire.
Il était arrivé tard dans la journée et, déraisonnablement, à peine descendu de l’avion, malgré les longues heures de vol, le décalage horaire et le travail qui l’attendait sur son bureau, une fois en voiture, il avait tourné le dos à la grande ville.
C’était un couchant de début d’automne. La fin d’un jour beau et fragile, une fraîcheur qui ne trompait pas. Il n’entra pas dans la maison. Il tira à lui une chaise de jardin qu’on avait basculée contre un mur et s’assit. Il avait raté la pleine saison des roses ; pourtant, dans le feuillage des rosiers remontants on devinait de petites fleurs blanches dont l’odeur fine venait en sillages fugaces, à chaque balancement que le vent du soir imprimait à ses tiges.
Le jour baissait. Il respirait l’odeur de terre que l’humidité du soir élevait dans l’air maintenant presque froid. Un soleil rouge d’octobre descendait vers la brume de l’horizon. Il s’assoupit quelques instants et lorsqu’il ouvrit les yeux, le soleil avait disparu. Il baissa à nouveau ses paupières pour se laisser flotter encore un peu mais les rouvrit aussitôt. Quelque chose l’avait intrigué. Là-bas, vers le fond de la propriété, derrière la ligne basse des collines, là où le soleil s’était couché, depuis un moment déjà car le ciel ne rougeoyait plus, une lueur d’opale rayonnait. Et quelque chose d’inhabituel aussi dans la façon dont se propageaient les bruits du soir.
Alors il se leva et se dirigea vers ce qu’on appelait le plateau. Il eut plaisir à grimper sur le sentier, plaisir à sentir ses genoux, ses chevilles, ses pieds en reconnaître les irrégularités, éviter d’eux-mêmes les racines qui le traversaient et les rochers polis qui affleuraient.
Il approchait du point le plus haut. Il faisait presque nuit et pourtant le rayonnement n’avait pas faibli. Il leva les yeux vers le ciel. La lune s’était levée mais ce qui nimbait les alentours n’était pas sa lumière bleue. La source de cette lueur paraissait toute proche, de l’autre côté de la montée, comme si c’était de la terre qu’elle naissait. Et d’elle sans doute qu’elle tirait ces irisations de perle. Des chants et des cris d’oiseaux d’une couleur sonore inconnue zébraient le ciel. Depuis l’enfance il était sensible aux bruits qui s’élevaient, à la campagne, tout au long de la journée : les bruits frais et sans ambages du matin, les bruits martelés du midi, les bruits plus gravement timbrés du crépuscule. Or il y avait là, dans ces chants d’oiseaux, une allégresse inconnue à cette heure.
Il arriva au point le plus haut du plateau. À ses pieds, là où la jachère s’étendait auparavant, une étendue miroitait. Quelque chose comme une pièce d’eau. Il pensa aux mirages qu’il avait connus dans les déserts de Bessarabie, fit quelques pas de côté, détourna son regard, puis y revint. La pièce d’eau était toujours là et la brise du soir faisait glisser sur elle de grands reflets turquoise et or, comme si la lumière du soleil, piégée sous sa surface, la crevant au souffle du vent, jouait à la parcourir en nappes frémissantes.
L’émotion l’étreignit. Il ne se posa aucune question, accepta ce prodige et sut que désormais, loin de l’agitation de la grande ville, c’est là qu’il demeurerait.
Il ne vit pas le ruban d’argent, affleurant maintenant à hauteur d’une entaille de la butte, continuer victorieusement sa route vers la mer : la source de Matriona devenait un fleuve.
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