Cv contes et legendes de normandieIl était une fois... Les contes et légendes de Normandie

Extrait du livre de Pierre Efratas et Gilles Pivard

Le médaillon de Jumièges

« Délivrez-nous, Seigneur,
de la fureur des Normands. »
(Litanie récitée dans les églises à l’époque
des invasions vikings)

C’est devenu une tradition. Chaque fois que j’achève une excursion, un seul cri retentit parmi mes touristes : « Amélie, une histoire ! Amélie, une histoire ! » Comment résister, je vous le demande, aux charmes d’une pareille notoriété ? Alors, j’y vais de ma comptine sur un lieu visité au cours de la journée… Cette fois-là – le souvenir remonte à quelques années – nous avions marché parmi les ruines de l’abbaye de Jumièges. Sitôt assis dans l’autocar, le cri primal de la tribu avait fait vibrer les vitres de sorte que, par les pouvoirs qui m’avaient été conférés, j’avais emmené mes voyageurs tout droit vers le ixe siècle et les raids Vikings sur la Neustrie.

Il était une fois un pauvre paysan qui avait recueilli, soigné et guéri l’un de ces hommes du Nord, blessé dans l’exercice de ses fonctions.

— Honneur à toi, le Franc ! fit le Viking avant de rejoindre ses joyeux compagnons de randonnée. Il n’est pas dit que Sigvatr oublie tes bienfaits. Désormais, ta maison se trouve sous ma protection. Malheur à qui lèverait sa hache sur toi et sur les tiens !

Excellente affaire pour Margarete, la fille de notre paysan. Quand son père travaillait chez de riches fermiers du bord de Seine, Margarete pouvait traverser les bois avoisinants en toute quiétude.

— Psst ! Psst ! fit un jour un buisson sous la futaie.

Il en sortit un jeune homme très bien de sa personne, mais passablement crasseux. Margarete, qui ne détestait pas la contemplation des jeunes hommes très bien de leurs personnes, reconnut Artaud sous sa couche de gadoue et d’éraflures. Le brave garçon, intrépide guerrier franc, leude et neveu de l’abbé de Jumièges, avait besoin d’aide urgente. Son oncle et lui crevaient de faim. Ils se cachaient dans un réduit souterrain où l’oncle se trouvait fort malade. La générosité et le courage étant inscrits dans les gènes familiaux, Margarete soigna l’abbé et nourrit les reclus.

Avertis que vous êtes des choses de la vie, je vous laisse à penser ce qui se passa entre la bienfaitrice et le guerrier. Sous les hautes branches, leurs yeux s’unirent, leurs mains se joignirent, leurs lèvres s’entrefondirent au point que les colombes elles-mêmes vinrent prendre des leçons de bel amour.

Passé ce moment de grâce et l’oncle étant guéri, le neveu annonça qu’il rejoignait Paris pour aider à chasser les Vikings de Sigfridr piétinant là depuis de longs mois. Mais, avant de partir, Artaud voulait se fiancer à Margarete et, pour se fiancer – surtout dans une famille de haut lignage –, il fallait l’aval du plus proche parent mâle vivant, son oncle en l’occurrence. Pensez-vous ! Le saint homme avait bien voulu se faire soigner par une gueuse, mais de là à la fiancer avec son neveu, pas question d’abuser de sa charité.

Avertis des choses de la vie que vous êtes, vous savez qu’on ne peut contraindre l’amour des jeunes gens quand il flambe si haut. En secret, Artaud et Margarete échangèrent leurs vœux, bénis par une congrégation colombine. Il lui confia une relique enfermée dans un médaillon, suspendue à un cordon bleu, relique réputée protéger du fer celles et ceux qui la portent. Jusqu’à son retour, Margarete ne devait surtout pas ouvrir le médaillon pour en retirer la relique. Ainsi, elle serait protégée. De son côté, la jeune fille lui donna sa promesse de l’attendre, bien aussi précieux, somme toute, provenant d’un cœur si loyal.
Ah, qu’ils s’aimaient !
Ah, qu’elle pleurait, Margarete, quand six semaines plus tard elle fut capturée par les porte-hache de Thórvaldr-Dent-de-Fer, père de Sigvatr !

Son paternel à elle, fou d’inquiétude, rappela au dit Thórvaldr le serment de son fils. Le chef viking reconnut très honnêtement qu’il ne l’ignorait pas, mais que l’assemblée de ses guerriers, à un vote unanime, mettait une condition à la libération de la jeune fille : qu’elle indique où se trouvait la cachette de l’abbé de Jumièges qu’un délateur avait aperçu en sa compagnie. Le prêtre du dieu unique savait sûrement où se trouvait un tas de richesses très intéressantes.
Pour comble de complications, Erlingr, un autre fils du chef viking, vint demander la main de Margarete pour prix de ses hauts faits et de sa vaillance. Margarete refusa. Papa insista. Elle refusa encore : tout à Artaud ou rien ! Elle resterait libre de son choix comme une femme digne de ce nom devrait toujours l’exiger.

La suite de ce récit, ô triste suite, vous l’imaginez bien.

Les Vikings ayant accepté de quitter Paris moyennant une pile de livres d’argent et la promesse de pouvoir piller la Bourgogne tout à leur aise, avaient levé le camp en riant, en chantant gloire à Ódin, Týr et Thór et en assassinant la pauvre Margarete.

Alors, Artaud, ignorant du drame, avait galopé à sabots fendre. Alors, il avait bondi de son cheval au lieu où sa Margarete était tenue captive. Alors, il avait soulevé le linceul où reposait son amour. La pâleur rigide de l’ivoire et le rubis des taches de sang foudroyèrent ses folles espérances. Dieu du Ciel ! Comment était-ce possible ? Ne portait-elle pas son médaillon ? Oui, bien sûr, gentil Artaud. Mais Margarete en avait retiré la relique pour la poser près de son sein où battait son cœur. Elle avait ainsi protégé son amoureux, et pas elle. Brisé à jamais, le guerrier se fit moine et vécut toute sa vie dans l’abstinence, la prière et le regret éploré de celle qui s’était sacrifiée pour lui…

Ainsi se termine cette histoire. Enfin, pas tout à fait. Car, quand j’eus achevé mon récit, un cri déchirant fit sursauter mes touristes encore sous le coup de ce pénible dénouement : « Mon médaillon ! » Une jeune dame, soucieuse de retrouver le réconfort de ce bijou précieux nanti d’une aigue-marine et reçu enfant de sa chère grand-mère, s’était soudainement rendu compte qu’il manquait à sa chaînette de cou ! Perdu ! Elle l’avait perdu !
Je vous passe la somme de recherches que nous mîmes à contribution, des fauteuils du car jusqu’aux ruines de Jumièges, où un aimable garçon du coin s’étant proposé pour aider la dame et moi, retrouva l’aigue-marine au pied d’une colonne où nous avions fait halte.

Fin de l’histoire, alors ?
Non, toujours pas, car je vous garde le meilleur pour la fin.

Deux ans plus tard, je croisai près de la halle de Beuvron-en-Auge notre dame au bijou et son héros, bras dessus bras dessous. Marguerite Labbé et Arthur Lefrancq s’étaient mariés. Et, dans cette histoire, les seuls qui moururent étaient les clients de Monsieur, car il était entrepreneur des pompes funèbres pour le compte d’une société scandinave.

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