Dès les deux premières pages, Martine Gasnier vous fait pénétrer dans le Perche normand de la fin du XIXe siècle, monde rural pauvre, laborieux, loin des villes où règnent l’activité et la production, les distractions et le mouvement.
Les enfants de ce pays-là ne verront sans doute pas d’autres terroirs ou d’autres horizons que ceux qui permettront aux seuls conscrits de s’en échapper.
Le talent de l’auteur vous fait vivre les intérieurs des lieux, l’intimité des personnages, le déroulement de la vie quotidienne, jusqu’aux parfums d’ambiance et aux états d’âme révélés chez ces taiseux de constitution. Elle est inspirée d’un Giono qui serait de l’Ouest et d’un Balzac avec une psychologie de notre temps.
Dans ce pays du bout du monde où la culture n’a pas raison, naît un petit bonhomme, un pas fini qui n’atteindra que quelques longueurs de cigarettes pour toute hauteur et pour toute sa vie qui, faute de connaissances médicales suffisantes, sera courte. Un nain, dit-on. Il sera aimé sans réserve par ses parents, des sans-grade courageux, bons et tolérants.
De lui, Aristote dirait qu’il est une figure légendaire. Un pas rien chez les moins que rien. Et Martine Gasnier sait nous rendre cette histoire vraie comme un documentaire nourri de zooms fabuleux d’observation.
À travers les siècles, sous l’étiquetage de monstres, tout particulièrement dans la littérature profane de la Renaissance, puis dans l’univers de Swift et des Voyages de Gulliver, puis encore dans les assimilations avec le peuple de Lilliput ou les comparaisons originaires avec les Pygmées, les nains sont l’objet de fantasmes historiques nombreux. La petite taille questionne, fait peur, intrigue, caricaturée par son image dans les nains de jardin éloignés de ceux de Blanche Neige mais qui prennent vie, comme dans le film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain où celui-là adresse sa photo à son propriétaire qui le recherche. Fiction rivalise avec imaginaire sur fond d’inquiétude.
De ces fantasmes, l’auteur fait fi par l’affection qu’elle porte à son petit héros. Condamné à être objet de foire, car objet de fantasme, elle nous montre avec minutie comme Julien est aimé, y compris par son manager qui le défend bec et ongles. Quant à Julien il n’est diminué que de taille, son intelligence de cœur et ses larmes d’affection lui donnent un quotient qui a tout à envier dans notre modeste intelligence !
Dans ma pratique clinique, on constate que les fantasmes de dysmorphophilie provoquent une excitation sexuelle intense qui devient pathologique envers les handicapés (non-voyants, amputés, nains…) qui, elle-même, ressort de la peur d’un démembrement, d’une impuissance, d’une mort proche. Ces attitudes qui sont, sans être pathologiques, courantes chez nous stigmatisent l’autre : l’Autre différent.
Enfant, j’ai connu une femme que l’on trouvait vieille par les traits de son visage, les plissures de ses mains, et qu’on appelait la petite naine de la place du Combat, près de Belleville, à Paris. Elle vendait les journaux à la criée. J’en avais peur. Adolescent, j’ai joué avec le Nain du cirque Pinder, j’ai détesté ceux qui le nommaient ainsi. Mes parents avaient eu le regard de Martine Gasnier et me l’avaient transmis. Ces êtres de petite taille ont une caractéristique, celle d’être des femmes et des hommes.
C’est à un voyage au pays de l’humain que cette lecture, dont on se sent l’Obligé, va vous conduire. Julien est en humanité totale et quand il exhibe sa différence, il n’est que ton miroir, Lectrice et Lecteur.