Extrait du roman de Jacqueline Grand
Son nom de code est Jaguar. Des heures à tenter de percer des mystères là où il n’y en avait pas. À surveiller même ses proches, à s’efforcer de trouver la vérité au sein de ses propres mensonges. Mentir au nom de la loyauté. Trahir au nom de l’honneur. Tuer au nom de la vie. Chercher la duplicité de l’autre en méconnaissant la sienne. Obtenir la lumière dans les abysses et le salut dans le crime.
Jaguar essaya de savoir où il en était, si ses jours étaient comptés. Difficile à prédire ! Il avait laissé derrière lui une promesse de bonheur, de rédemption, d’existence normale. La normalité pour lui n’existerait jamais. Comment avait-il pu un instant le croire ? La douleur s’imposait à lui. Le reste s’estompait au second plan. Brouiller les pistes. Se sacrifier. Il n’avait fait que cela jusqu’à présent. Jusqu’où aller ?
Pour passer le temps, Jaguar se concentrait sur les bruits qui lui parvenaient, diffus par moments, clairs et précis à d’autres. Les odeurs, tantôt de cuisine, tantôt de café ou de shit, l’éclairaient sur les occupations de ses voisins. Il se plaisait à les imaginer confiants ou apeurés, ne se souciant que de satisfaire quelques bas instincts, alors qu’ils étaient plongés dans un monde de brutes et de souffrances encore plus violent depuis ces derniers mois.
Il avait soif. Cet appartement était privé d’eau courante contrairement aux autres, d’après les bruits qu’il entendait. Il avait faim. Même pas une ration de combat ! À cet instant, ces saletés bonnes à donner aux cochons lui paraîtraient délicieuses.
Il aurait dû se sentir bien, il avait échappé au pire. Il était mal. Mal dans son corps. Mal dans sa tête. Des doutes l’assaillaient. Tolérerait-il longtemps de continuer ainsi ? Un ami avait déclaré un jour qu’il fallait un sérieux grain pour accepter cette vie. Pourtant, comme lui, il appartenait à ces élites à qui danger, souffrance, mort, ne font pas peur.
Aujourd’hui, la ville avait transmis à Jaguar son sentiment de terreur. Pour la première fois, il éprouvait des regrets. Chacun ses limites. S’il n’avait pas fait ce métier, il aurait pu envisager une vie merveilleuse aux côtés de celle qui occupait son esprit.
Blessé, il n’avait pu se rendre dans un hôpital ou un centre de soins. Ceux-ci étaient vérifiés en premier. Il était resté terré dans l’appartement d’un ami, mais à tout moment quelqu’un risquait de surgir. Il avait pu prévenir Bambi, son partenaire, son double, son frère de sang, quelques jours plus tôt au prix de grands risques.
Bambi l’avait aidé à changer de cache. Il l’avait emmené momentanément dans une cité située au sein des quartiers nord de Marseille. Là où personne n’aurait l’idée de le chercher. Mais il devait rapidement l’en extraire.
Ils avaient pu passer le Checkpoint de la cité sans se faire repérer par celui que l’on nommait le douanier, chargé de contrôler les entrées. Ils étaient conscients que les indésirables étaient tabassés, voire tués. Or, plus indésirables qu’eux, il n’y avait pas !
Ils étaient arrivés de nuit. Bambi l’avait laissé au pied d’un immeuble avec comme simples indications l’étage et le numéro de porte. Jaguar pesta intérieurement en se disant qu’il aurait préféré, en raison de son état, que le local fût isolé et de plain-pied. Par chance, seuls des rats le virent entrer. Pas la moindre lumière ! Toutes les ampoules avaient été volées ou détruites. Venus du cœur du bâtiment, des relents entremêlés de déjections, d’humidité, d’égouts l’assaillirent. Immobile, il attendit. Il évita de respirer un instant, puis accepta cette intrusion olfactive. Cela laissa le temps à ses yeux de s’accommoder.
L’ascenseur était en panne. Il gravit avec peine les six étages où papiers gras, bouteilles et objets divers manquaient à chaque pas de le faire trébucher. Une faible lueur émanant d’une porte entrebâillée lui permit de découvrir le numéro de l’appartement qu’il cherchait.
Depuis, Jaguar patientait, en espérant qu’il n’ait pas été suivi. Bambi lui avait bien remis quelques vivres et deux litres d’eau. En quarante-huit heures tout y était passé. Ensuite, plus rien…
Il inspira profondément. Le temps passait. Bambi tardait à se montrer. Il se manifesterait. Il en était sûr. Mais quand ?
Il en était au cinquième jour. L’attente s’avérait plus longue que prévu. Il s’efforçait de chasser le visage de celle dont il était tombé éperdument amoureux. Celle avec qui il ne devait plus avoir de contact pour la protéger. Celle qui… Il fallait qu’il arrête, ou il allait devenir fou. Il n’aurait jamais dû croire qu’il y avait dans sa vie une place pour autre chose que le danger.
Le premier jour, l’angoisse d’être surpris prit le pas sur tous les autres sentiments. Par la suite, ce fut celle de ne voir personne. Si son messager avait été intercepté ? S’il lui était arrivé quelque chose ? Qui d’autre prévenir ?
Parmi ses collègues, en dehors de Bambi, il n’y en avait que trois en qui il pouvait avoir une totale confiance. L’un n’était plus en état de l’aider, deux étaient en opérations extérieures, injoignables. Les amateurs, même les mieux intentionnés, risquaient de trahir le secret. Il est presque impossible de ne rien laisser échapper quand on n’a pas été formé à cela.
Sa nouvelle cache était confinée en plein secteur hostile. Des oreilles, des yeux partout… Un arrondissement ghetto était devenu son camp de base. Fallait-il vraiment s’inquiéter ? Qui viendrait le chercher là ? Il était passé au travers d’un danger pour se jeter au-devant d’un autre, plus grand peut-être.
Les abords de l’immeuble qu’il ne voyait pas, mais dont le vacarme l’indisposait, grouillaient de monde. Des vrombissements de motos et voitures, des interpellations, des cris, en arabe la plupart du temps, parfois dans des langues qu’il avait du mal à reconnaître, l’assaillaient.
Jaguar s’était risqué en titubant dans le couloir tagué dans les moindres recoins, mais avait vite rebroussé chemin. Les gosses qui s’y trouvaient avaient un sens aigu de l’observation, les autres habitants peut-être aussi. Il était un inconnu. Or, dans ces lieux, tout inconnu est un ennemi potentiel.
Il s’était enfermé à nouveau dans son antre. À nouveau, la douleur lancinante lui broyait la jambe. Il fulminait en pensant que ses adversaires avançaient leurs pions alors qu’il avait apparemment quitté la partie. Il se sentait fiévreux, la faim et la soif le tenaillaient. Une bouteille de soda à moitié vide, abandonnée à proximité de sa porte, avait fait son bonheur un instant. Un instant seulement…
Grand, svelte, l’allure altière en temps normal, il paraissait maintenant voûté, fatigué, vieilli, une barbe ombrait son visage. La crasse, la boue, le sang, rendaient son aspect peu engageant, méconnaissable. Ces changements parviendraient-ils à lui permettre de s’intégrer suffisamment ? Même si les yeux clairs pouvaient exister, ils n’étaient pas légion dans ce quartier de Marseille banni de la carte des lieux fréquentables depuis des décennies. Sorte de melting-pot où drogue et fric côtoyaient les pires misères des temps modernes. Repère d’exclus et de dealers, devenu un des principaux centres de vente d’armes, il servait de base aux extrémistes de tous poils.
Signe de reconnaissance, trois coups frappés discrètement de façon rythmée sur le chambranle annoncèrent à Jaguar que son partenaire était là. Malgré tout, il prit d’infinies précautions à l’ouverture. Son léger Astra dans la main droite, il entrebâilla la porte. Il eut un instant du mal à reconnaître le compagnon, le frère, en cet homme sombre et presque aussi dépenaillé que lui. Il était vêtu d’un survêtement douteux dont la capuche lui dissimulait le visage.
Jaguar taquina :
— Si tu ne fais pas les rituels, tu ne peux pas entrer, Bambi.
— Ce n’est pas le moment de plaisanter ! J’ai ce qu’il te faut. Nous allons attendre pour sortir. Des mecs suspicieux dans le hall… murmura le nouvel arrivant en le repoussant sans ménagement, avant de refermer la porte.
— Tu as été capable de passer pourtant ?
— Cette fois-ci j’ai été repéré. J’ai dû me faire passer pour un acheteur, mais on ne doit pas ressortir à deux immédiatement.
— Tu as peur de quoi ?
— Une fouille. Au moindre doute, ils éliminent.
— Ouais ! Qu’est-ce que tu m’as apporté ?
— Ce qu’il faut pour changer ton look. Quoique… Je me demande si c’est vraiment nécessaire, plaisanta le nouveau venu.
Bambi tendit le sac qu’il tenait sur l’épaule à Jaguar. Celui-ci en retira de quoi remplacer son pantalon déchiré et couvert de sang, un sweat assez similaire à celui de Bambi et une casquette. Fébrilement, il le retourna.
— Putain ! Rien à bouffer ni à boire ?
Une détonation fit vibrer les vitres et la porte, à laquelle succéda une cavalcade dans les escaliers.
— Tu as entendu ? souffla Bambi.
— Difficile de faire autrement.
— Tu sais ce que c’est ?
— Aucune idée. C’est la cinquième depuis que je suis en planque. Ils essaient peut-être des explosifs dans la carrière qui n’est pas très loin.
— Possible. Il faudrait tenter de sortir maintenant. En profiter…
— O. K. Mais, merde, tu aurais pu penser à la nourriture et surtout à une bouteille d’eau, grogna Jaguar.
— Ce sera pour plus tard. On pare au plus pressé.
— En plus, je suis dégueulasse !
— C’est ton meilleur sauf-conduit. Fais plus chier et rapplique !
Jaguar vissa la casquette sur sa tête qu’il recouvrit de la capuche. Sans hésiter les deux hommes se précipitèrent dehors et descendirent au milieu d’une bousculade beuglante.
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