Cv le dernier ete avant l eauLe Dernier Été avant l’eau

Extrait des nouvelles de Joëlle Tiano-Moussafir

RETOUR À ANVERS - PROLOGUE

Anvers bruissait de la nouvelle que Rubens venait d’achever une toile magistrale. Lui-même n’avait-il pas écrit dans une lettre, à peine la toile achevée, qu’on disait de celle-ci qu’elle était la meilleure chose qu’il eût jamais faite ? et taisait sans doute qu’il pensait de même. Aussi étaient-ils nombreux à piaffer d’impatience, à souhaiter voir sur-le-champ ce tableau et, pour ceux que la fortune avait favorisés, à désirer ardemment l’acquérir.
L’infante Isabelle d’Autriche pour commencer, fille de feu le roi Philippe II d’Espagne, en effet elle prisait fort la peinture de Rubens, et le sujet - la crucifixion - lui tenait infiniment à cœur : si vive était sa foi qu’elle finirait d’ailleurs plus tard par prendre l’habit de clarisse.
En second - mais le plus déterminé sans doute à accrocher cette toile dans sa galerie de peinture - venait Francisco Gomez de Sandoval y Rojas, duc de Lerme. Pour lui, il s’agissait moins de ferveur religieuse que de ferveur pour sa propre personne : il était friand de tout ce qui pouvait rehausser sa gloire. Et c’est à l’aune de leurs collections que se jaugeaient les grands personnages. Il aurait ce tableau, même s’il fallait surenchérir, même s’il risquait de s’attirer l’animosité des acheteurs de France, d’Espagne et de Navarre ou même d’Italie : le duc de Lerme ne s’était-il pas laissé dire que le pape lui-même, Urbain VIII, grand amateur d’art, songeait à l’acheter ? Mais, ducats ou florins, il ne lésinerait pas ; ils étaient peu à se prévaloir d’une fortune comparable à la sienne. Il ferait beau voir qui aurait le front de faire main basse sur ce tableau avant lui, oui, tous les moyens seraient bons pour damer le pion à ses rivaux.
Mais ce n’était pas sur les seuls grands de ce monde que s’exerçait la fascination de cette toile. Les bourgeois d’Anvers avaient eux aussi souhaité la découvrir, et Rubens, flatté, avait ouvert grand les portes de son atelier à ses concitoyens venus nombreux soulever le heurtoir de la maison de la Vaartstraat.
Oui, tous pareillement fascinés, jusqu’à la domesticité de la maison qui, à l’insu du maître croyait-elle, se faufilait dans l’atelier tard le soir et à l’aube pour découvrir le chef-d’œuvre.
Et puis ses élèves qui, ayant vu surgir l’architecture de la scène et se conjuguer ses couleurs, se demandaient, inquiets, s’il leur serait un jour donné d’être aussi inspirés. Rubens avait vu luire dans l’œil du plus doué d’entre eux, Anton Van Dyck, quelque chose qui, certes, tenait de l’éblouissement mais aussi de la convoitise…
Enfin que fallait-il penser des discours et de l’attitude de Lucas Vorsterman ? Malgré ses belles paroles et ses rodomontades sur l’art de la gravure dans lequel il excellait, Rubens le soupçonnait, au fond de lui, de jalouser sa peinture. Hélène, son épouse, l’avait d’ailleurs surpris un jour posté devant la toile alors qu’il aurait déjà dû avoir quitté l’atelier. Elle s’était esquivée pour ne pas le mettre mal à l’aise.

Rubens jouissait d’un bon sommeil. Mais une nuit, peu de temps après avoir achevé sa toile, il sursauta, se dressa sur son séant. Il ne sut pas sur l’instant à quoi attribuer ce brusque réveil. Pourtant il n’aurait pas dû s’étonner de ce sommeil troublé, il avait deux raisons au moins d’être préoccupé.
La première était d’ordre politique : de l’infante d’Espagne ou du puissant duc de Lerme, dont il avait appris que tous deux convoitaient sa toile, auquel des deux la céderait-il ? Si, certes, il vivait dans les Flandres sous l’autorité de l’infante, le pouvoir du duc de Lerme le cédait à peine à celui du roi Philippe III d’Espagne. Quel serait le choix le plus habile ? Le mécontentement duquel lui nuirait-il le moins ? Et Urbain VII, s’il s’avérait qu’il la désirait, fallait-il risquer de s’attirer son hostilité ?
L’autre raison de s’inquiéter - il s’en souvint quelques secondes après ce réveil - était l’animosité du regard qu’avait dardé sur lui Vorsterman, son graveur, à l’issue de la discussion qu’ils venaient d’avoir à nouveau sur les mérites respectifs de leur art. Rubens en tenait bien sûr pour la supériorité de la peinture qui précédait et générait celui de la gravure. Vorsterman prétendait l’égaler avec son austère simplicité de moyens. Rubens se souvint alors de la dague tolédane ciselée qu’il lui avait offerte à son retour d’Espagne. Il regretta de ne pas lui avoir demandé de lui remettre quelque monnaie, comme il est d’usage lorsqu’on vous offre un objet contondant, pour conjurer le risque d’une amitié tranchée.
Rubens scruta le silence et réussit à entendre les bruits ténus de la nuit : le souffle paisible d’Hélène Fourment, sa jeune épouse, le couinement de petites bêtes tièdes des bébés dans la chambre qui jouxtait la leur. Il perçut aussi, en dessous dans le vestibule, le ronflement de la torche qui brûlait la nuit durant pour permettre à la maison de ne pas sombrer dans l’obscurité quand, le soir, maîtres et domestiques avaient regagné leurs chambres après avoir soufflé bougies et chandelles.
Il entendit sonner trois heures, il entendit sonner quatre heures… La nuit porte aux pensées désordonnées. Il se mit à songer à sa toile. Il eut envie de la voir. S’il en avait eu le courage, il aurait repoussé la courtepointe, aurait sauté hors du lit, jeté une pelisse sur ses épaules et descendu l’escalier. En bas, se saisissant de la torche il serait allé à l’atelier. Mais, à l’idée d’affronter la maison refroidie, de quitter la tiédeur de la couche, il s’y enfonça davantage. Allons, il irait la voir dans quelques heures à la lumière froide du matin. Mais cette pensée, au lieu de l’apaiser, le tint éveillé. Pas suffisamment toutefois pour le faire lever.
Puis, enfin, il s’endormit.

À l’aube, à peine réveillé, il repensa à sa toile. Hélène dormait encore. Il sortit de son lit et dégringola les marches. En bas, sous ses pieds, le dallage blanc et noir était glacé. La torche ne brûlait plus qu’à bas bruit, jetant des reflets assourdis sur les cuivres des murs et les miroirs de sorcière. Il entra dans l’atelier. Les apprentis arriveraient dans une heure. Il se dirigea vers le fond, vers le grand chevalet où il avait laissé la toile.
Elle n’y était plus.

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