Cv1 viens on s en vaViens, on s’en va !

Extrait du récit d’Arkan Simaan

[...] En 1963, j’habite à São Paulo, capitale de l’État du même nom. C’est une métropole gigantesque, complètement différente de ma ville provinciale, je m’y sens dépaysé. En une heure, sur la seule Place da Sé, on voit plus de passants qu’il n’y a d’habitants à Anápolis. On rencontre rarement des amis par hasard, on peut se promener dans les rues des journées entières sans croiser une seule connaissance. Tout le monde est pressé. Mais, à São Paulo, il ne suffit pas d’être impatient pour arriver plus vite : les artères sont encombrées, les embouteillages homériques, accompagnés d’inévitables coups de klaxon des conducteurs énervés.

On dit que cette ville se renouvelle tous les cinq ans : on démolit des immeubles récents, vieillis prématurément, pour bâtir à leur place des édifices encore plus hauts.

Je loge chez ma tante Mountaha, sœur de ma mère, venue au Brésil une dizaine d’années plus tôt à l’invitation de Latif. Elle m’accueille comme une mère, je me sens aussi bien chez elle que chez mes parents. Elle prépare également les délicieux repas auxquels j’étais habitué. Mariée à João Fekuri, son vague cousin, elle a un fils, Samir, et vient d’accoucher d’une fille, Nádia. João est un sympathique gaillard qui gagne humblement sa vie en vendant de boutique en boutique de menues marchandises. Au volant d’une vieille Jeep, il part tous les matins au travail en interprétant le Sole Mio et autres mélodies avec sa belle voix de ténor. Il dit à qui veut l’entendre qu’il aurait pu devenir chanteur d’opéra.

La modeste demeure de ma tante se trouve aux marges du ruisseau Ipiranga, égout à ciel ouvert où grouillent les rats ; il déborde à chaque forte pluie et inonde parfois sa maison. J’occupe un lit dans la chambre de Samir. Il souffre d’asthme. Très régulièrement, Mountaha vient en pleine nuit à son secours lorsqu’il manque d’air.

Les dimanches, João invite ses voisins pour une caipirinha, mélange sucré de cachaça et de jus de citron. Parmi les invités, Victor, un Libanais à la magnifique voix de baryton, est souvent sollicité pour un chant en arabe. C’est dans l’une de ces rencontres que je fais la connaissance de Georges Bourdoukan. Libanais de naissance, immigré au Brésil à l’âge de huit ans, il habite à une centaine de mètres de chez ma tante. Il devient l’un de mes meilleurs amis, tout comme mon cousin germain Nelson, le fils de Latif, qui habite également à côté. Ce dernier, qui séduit tout le monde par sa faconde, veut être avocat. Il nourrit aussi des ambitions politiques. À nous trois, nous nous retrouvons souvent pour de longues déambulations à travers les jardins du musée de l’Ipiranga, à spéculer sur l’avenir de l’humanité, à réinventer le destin du Brésil.

Je suis inscrit au collège Paes Leme, situé à un emplacement select de la ville, à l’angle de la rue Augusta et de l’avenue Paulista. Il n’existe plus aujourd’hui. À la place de son ancienne bâtisse se dresse un gratte-ciel, semblable aux centaines d’autres constructions inesthétiques qui encombrent cette métropole. Le Paes Leme n’est pas l’établissement le plus renommé de São Paulo, mais il a bonne réputation : on y est exigeant sur la discipline, la formation et la pédagogie des professeurs. J’y découvre une nouvelle matière, la philosophie, dont j’ignorais l’existence.

Il est singulier que ce lycée ne m’ait laissé que peu de souvenirs. Je n’en garde que des bribes confuses, dont une scène avec un très jeune et frêle élève originaire de la région la plus déshéritée du pays. Il est si doué que le professeur de physique le charge du cours sur la formation des images dans la lunette de Galilée.

Pour me rendre le matin au lycée, il me faut une heure et demie de bus, autant pour revenir. La révision de mes cours commence dans le trajet de retour et se poursuit à la maison. Mais le niveau au Paes Leme est largement au-dessus de celui d’Anápolis : je risque le redoublement à cause de la physique. Heureusement, une séance de rattrapage est prévue après les congés de Noël que je passe à Anápolis. Mes parents me paient un professeur particulier, j’obtiens à cette épreuve dix sur dix, je peux donc continuer mes études et passer en classe supérieure. C’est à la fin de cette deuxième année – et aussi Terminale du cycle secondaire – qu’arrive le plus redoutable, l’impitoyable concours vestibular d’admission à l’université.

Je vise Polytechnique, où le nombre de postulants est impressionnant. Les très onéreux cursinhos spécialisés pour préparer son concours sont remplis de redoublants malheureux qui, parfois, triplent ou quadruplent avant d’y renoncer définitivement. Peu importe, mon père ne peut pas les payer. Je dois me préparer tout seul.

Comme j’appartiens à la vacation du matin au Paes Leme – les établissements d’enseignement au Brésil fonctionnent par demi-journées –, je peux aller après les cours à la bibliothèque municipale. J’y retrouve Georges qui souhaite entrer à l’école de journalisme.

Au début, je me concentre sur les livres utiles pour mon examen, les exercices de mathématiques, de physique, de chimie, de dessin géométrique, principales matières du concours. Mais je diversifie rapidement mes centres d’intérêt sur les conseils de Georges, sympathisant d’une variante du trotskisme, le posadisme, dont je parlerai plus tard. Georges m’oriente vers une littérature inhabituelle pour moi, vers des auteurs dont j’ignore jusqu’au nom : Georges Plekhanov, Léon Trotski… Il me parle de Trotski, figure historique, pas du trotskisme. Ayant débuté par ces écrits « orientés », je prends goût à la lecture, je m’intéresse aux essais politiques, à l’histoire, aux romans…

L’envie de lire me possède et, bien des fois, on vient m’indiquer que la bibliothèque doit fermer. J’ai le sentiment qu’on m’empêche de m’instruire. J’emprunte des livres, je lis à la maison et dans les bus tout ce qui me tombe entre les mains, dans le désordre, sans cohérence : en commençant par des exercices de mathématiques, pour passer à Hemingway et, avant de finir, parcourir un ouvrage de Victor Hugo et le laisser en plan au profit d’Allen Ginsberg…

Par sottise et par immaturité, cette écume de savoir me monte à la tête. Je me prends pour un érudit parce que j’aligne des noms que nul ne connaît. « La culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale », dit Françoise Sagan. Ainsi, comble de l’enfantillage, pour moi, une fille incapable d’avoir une conversation sur Sartre ou Gorki n’a aucune chance de me séduire.

Le coup d’État militaire le 31 mars 1964 intervient pendant ma préparation au concours. J’avoue que je ne l’avais pas vu venir, si je fais abstraction du défilé de la « Marche de la Famille avec Dieu pour la liberté » le 19 mars. Appuyés par cette mobilisation de l’extrême droite, les militaires qui avaient échoué à empêcher l’investiture de João Goulart réussissent maintenant à le renverser. Par l’absence de résistance populaire, leur coup de force militaire initié le 31 mars s’achève victorieusement le lendemain, 1er avril, ce qui permet à l’opposition de parler de farce du 1er avril. Le maréchal Castello Branco devient le nouveau président et pendant vingt et un ans le pays sera désormais gouverné par des militaires. Ces événements vont hanter mon existence et m’empêcher de demeurer au Brésil.

Georges et moi sommes évidemment secoués par la répression qui s’abat sur le pays, l’abolition des droits politiques des opposants, la dissolution des organisations populaires, etc. Mais nous avons à ce moment-là une priorité : nos concours. Il réussit le sien pour le journalisme, moi, j’échoue à Polytechnique. Je suis cependant persuadé de l’avoir manqué de peu. Dans une épreuve si disputée, la moindre défaillance est fatale. Or, certaines questions en maths et en physique m’étaient inconnues, elles n’étaient enseignées que dans les cursinhos.

Redoutant et prévoyant cet échec – et pour ne pas rester oisif –, j’avais eu la précaution de m’inscrire également au vestibular de physique à l’université de São Paulo, où je suis admis. Vu que l’enseignement n’y est pas payant, je fais le calcul qu’une année de scolarité universitaire va hausser mon niveau en maths et en physique et me permettre de candidater encore une fois, dans de meilleures conditions, à Polytechnique.

Mais un fait nouveau intervient : je tombe amoureux d’Elza, une jeune étudiante en sociologie qui fréquente la bibliothèque. Nous envisageons le mariage. Pour cela, je me mets à la recherche d’un emploi. Tel un cocher qui conduit un attelage de trois chevaux, je dois désormais mener de front un travail, la préparation d’un concours difficile et les études à la faculté de physique, où l’on organise le soir des sessions pour les travailleurs.

En fait, je ne trouverai d’emploi salarié à temps complet qu’en novembre 1967. Jusque-là je dois me contenter d’activités sporadiques mal rémunérées, mais prenantes.

Grâce à mon inscription à la faculté de physique, j’habite désormais le campus de la cité universitaire, au CRUSP (Centro Residencial da Universidade de São Paulo), ensemble d’immeubles réservés aux étudiants selon des critères socio-économiques. Construits en 1963 pour loger les athlètes des Jeux panaméricains, ils ont été investis dès la fin des épreuves sportives par des étudiants excédés par les loyers exorbitants en ville. Le rectorat se trouve donc contraint de les attribuer officiellement. J’en bénéficie, car je viens de loin et ma famille dispose de revenus modestes.

Les étudiants du CRUSP seront bientôt aux premières loges de l’opposition au régime militaire. Mais à ce moment précis, le calme y règne, comme partout dans le pays en raison de la répression qui s’abat sur les partis, les syndicats et les organisations populaires. Les étudiants sont les premiers visés. Dès les premières heures du coup d’État, les agents de la dictature ont incendié le siège de l’Union nationale des étudiants (UNE) à Rio de Janeiro, installé depuis 1942 dans un immeuble pris au Clube Germânia, lieu de rencontre des nazi-fascistes pendant la Seconde Guerre mondiale. Peu après cet incendie, le ministre de l’Éducation, Suplicy de Lacerda, dissout les associations étudiantes et les remplace par d’autres, contrôlées par l’administration.

Il faut attendre 1968 pour que le CRUSP devienne un foyer important de contestation, symbole de la lutte de la jeunesse pour la liberté d’expression : toutes les tendances politiques s’y expriment ouvertement, sauf la droite favorable à la dictature – et qui craint des représailles physiques. De la gauche festive aux partisans de la guérilla urbaine, en passant par les posadistes et les dissidences communistes, la totalité du spectre politique utilise les chambres pour des réunions ou pour cacher des opposants poursuivis par la police. Cette dernière évite d’y entrer. Ses rares incursions sont des opérations massives et brutales, où abondent les tabassages, les corps-à-corps, les coups de feu et les blessés : après leur passage, règne la désolation des portes fracturées, des vitres brisées.

Voici quelques événements caractéristiques, non pour leur valeur politique, mais surtout pour leur importance dans mon existence.

Chaque appartement du CRUSP peut loger trois personnes. Je connaîtrai pendant mon séjour d’environ quatre ans, plusieurs colocataires.

***

Dès mon premier cours à la faculté, j’entends parler des persécutions dont est victime Mario Schönberg, physicien dont le nom est associé à la « Limite de Schönberg-Chandrasekhar ». Les sbires du régime n’ont même pas attendu une semaine après le coup d’État pour l’emprisonner. On lui reproche d’appartenir au parti communiste, dont il a été deux fois député régional. D’après une dépêche rapidement supprimée, la police se vante d’avoir confirmé ses liens avec le terrorisme grâce à un ouvrage retrouvé dans sa bibliothèque, La Résistance des matériaux !

Je n’ai pas encore d’opinion politique arrêtée lorsque je commence mes études de physique. Toutefois, je ressens de la répugnance pour l’arbitraire qui pointe et pour le régime despotique qui vient de s’installer. D’où cela pouvait-il bien provenir ? Peut-être de la misère et des injustices visibles dans les rues ; ou peut-être de mes récentes lectures, ou peut-être encore – pourquoi pas ? – de l’esprit d’humanité que ma mère m’avait inculqué. Quoi qu’il en soit, je découvre en moi, brusquement, le besoin de m’organiser contre l’ordre établi. Je demande à Georges de me mettre en contact avec des militants de sa connaissance. Il me présente Fábio Munhoz, cadre du POR (T), Parti ouvrier révolutionnaire (trotskiste) de Posadas.

POSADAS

J. Posadas est le pseudonyme du trotskiste argentin Homero Rómulo Cristalli Frasnelli (1912-1981). En 1962, il rompt avec la Quatrième Internationale fondée par Trotski. Il entraîne une poignée d’organisations d’Amérique latine. Voués au culte de sa personnalité, ses journaux ne diffusent que des articles de leur chef, où il mélange tout, politique, culture, biologie, physique et une multitude d’autres sujets, en privilégiant ceux où il est notoirement incompétent.

Sans faire le bilan exhaustif des positions de Posadas, disons qu’elles se fondent sur trois postulats :

A)     La guerre mondiale nucléaire est inévitable.

Contexte historique : en 1962, c’est la crise des missiles à Cuba, où le monde frôle la guerre nucléaire entre les USA et l’URSS.

B)     Elle sera bénéfique à la révolution socialiste.

Explication : puisque la Première Guerre mondiale avait abouti, en 1917, à la création de l’URSS, la Deuxième, à celle du Bloc de l’Est (Albanie, Allemagne de l’Est, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, etc.), la Troisième, de la même manière, devra étendre le socialisme au monde entier.

C)     La guerre nucléaire est imminente.

Conséquence pour les posadistes : il n’y a plus de temps pour construire un parti révolutionnaire. Le rôle des posadistes devient donc celui d’influencer les dirigeants d’autres partis, notamment les nationalistes, pour les pousser à faire la révolution socialiste.

Posadas croit à l’existence des soucoupes volantes et à la présence d’extraterrestres parmi nous. Puisqu’ils ont réussi à construire des soucoupes volantes, il assure qu’ils viennent d’une civilisation supérieure – donc forcément socialiste. Ainsi, il conseille aux humains de leur demander de « supprimer la pauvreté, la faim, le chômage et poser les bases de la fraternité entre les hommes ».

Georges me présente Fábio dans un café. Mince et petit, ce dernier a le visage effilé et des yeux vifs qui me fixent en permanence. Charismatique et intarissable, il connaît par cœur l’idéologie posadiste. Sans aucun remords apparent, il parle des millions de morts d’une guerre nucléaire généralisée. Il dit qu’il ne la souhaite pas, mais qu’il la sait inévitable :

— L’impérialisme sera acculé à lancer la bombe nucléaire pour éviter sa mort. Heureusement, continue-t-il, les nationalistes et les masses populaires vont en profiter pour prendre le pouvoir et construire une société sans classes. Je l’écoute avec effroi évoquer cette montagne de cadavres prévisibles, mais, j’avoue, je ne sais quoi répondre. Pire encore, j’admets quelque peu cette démonstration puisque je vais la reproduire quelquefois à mon tour. En revanche, je refuse catégoriquement l’irrationalité posadiste sur les extraterrestres. Et aussi d’autres points de moindre intérêt. Cela va suffire pour que le POR (T) doute de ma loyauté et se méfie de moi.

Les rencontres avec Fábio (toujours dans un bar autour d’une pinte de bière) s’étalent sur plusieurs mois. Le scénario est immuable, un véritable automatisme : il évoque d’abord la situation internationale, puis nationale. Dans le fond et dans la forme, c’est toujours le même discours qu’il illustre toutefois de faits d’actualité. Au bout d’une heure environ, il fixe le prochain rendez-vous, s’en va en laissant des écrits de Posadas que je dois diffuser.

Entre-temps, dès septembre 1966, un peu partout dans le pays, sans que nous y participions, des étudiants sont en train d’amorcer la réorganisation des groupements dissouts par la loi Suplicy : l’UNE (Union nationale des étudiants), les UEE (Union régionale des étudiants – un par État de la fédération), les DCE (Diretório Central dos Estudantes – un pour chaque université).

Toujours en 1966, soudainement, sans aucun avertissement ni explication, Fábio cesse de venir. Je m’inquiète. [...]

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