Cv si la femme mange du lionSi la femme mange du lion, c’est pour faire rugir l’homme

Extrait du roman de Marie-France de Monneron

Les rumeurs d’égouts du petit village de Nullepart allaient bon train en ce samedi matin aussi brumeux que l’étaient les yeux de ceux qui pleuraient Monsieur le comte Hubert de Sermoafort. Mais son enterrement offrait également un prétexte magnifique aux sycophantes, ces délateurs patentés, aigris professionnels, crucifiés par l’envie et la bêtise. Ils se repaissaient de l’événement, le ressassaient et rugissaient à l’envi. Leur cible de prédilection en cette matinée unique : la veuve !
  “Que va devenir Dragonette de Sermoafort ? Elle a toujours rêvé sa vie, et maintenant qu’elle est veuve, la voilà au tapis. C’est bien fait pour sa pomme. On aurait dû leur couper le cou à tous ces aristos. C’est tellement démodé la particule à notre époque.
  Et c’est encore nous, les productifs, qui allons payer pour son RMI… Quoi, elle fout le camp à Paris ? Elle aurait déjà trouvé du boulot ? C’est toujours les mêmes qui ont de la chance, une chance de cocue, oui. C’est logique, elle l’a toujours été, toute sa vie. Oui, on peut même dire que c’était une vocation chez elle ! N’empêche, le village va porter le diable en terre maintenant. C’est vrai, Monsieur le Comte est une perte pour nous tous. Et la Dragonette aussi, elle paraît drôlement accablée…
  Elle était jolie au début de son mariage et timide comme une gentille petite caille. Doublée d’une dinde ; elle était tellement naïve… Elle se baladait tout le temps en blue-jeans ; quand on habite un château, on s’habille.”
  Car les sycophantes s’arrogent tous les droits, notamment celui de s’ériger en modèle de comportement et d’habillement. Et au nom de leur conscience délétère, ils imposent aux faibles leurs idées débiles.
  “Une châtelaine, ça porte des jupes droites ou plissées, pulls ras du cou, colliers de perles, talons plats, chapeaux… En plus, la Dragonette n’était jamais bien coiffée : logique, elle n’allait jamais chez le coiffeur. Pour ça, elle n’était pas bêcheuse.
  Mais elle a toujours été trop gentille, c’est louche. Ce n’est pas normal de parler à tout le monde, de s’intéresser aux grands comme aux petits, aux petits, surtout. Qu’est-ce qu’elle peut bien aller faire à Paris ? Peut-être se chercher un nouveau mari ? Parce que les aristos, finalement, ils ont des besoins comme tout le monde. C’est vrai, ils se lavent, ils mangent [les verbes “déjeuner” et “dîner” sont totalement bannis du vocabulaire des primitifs], ils vont aux toilettes comme tout le monde…”
  Hélas, il était impossible aux sycophantes de ressembler à Dragonette et par conséquent d’être aimés du plus grand nombre. Pour cette raison, ils semaient la calomnie, à l’instar du cultivateur qui sème du bon grain. Sauf que là, eux, plantaient l’ivraie. Une consolation : leur méchanceté ne dépasserait jamais le petit village de Nullepart.
  À la mort de son époux, la comtesse de Sermoafort s’était donc retrouvée dans de beaux draps : sans un sou et à la rue ! La vente forcée de la propriété suffisait tout juste à éponger les dettes contractées par feu son Hubert, beaucoup plus heureux en amours diverses et variées qu’en affaires. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux pour pleurer, mais Dragonette n’avait pas les deux pieds dans le même sabot.
  L’avant-veille de la vente du château, en tête à tête avec elle-même, elle avait épuisé sa dernière bouteille de Chambertin millésimé, avec un pot de rillettes qui, au premier abord, semblait avoir échappé à la listeria. Comment allait-elle vivre désormais ?
  Boire ce soir-là - ce n’était guère son habitude - lui ouvrit des horizons exaltants. Quand on est pauvre comme Job, il faut se trouver un job. Et pourquoi, pour nourrir une bouche, la sienne, ne se lancerait-elle pas dans la profession, ô combien exaltante, de femme de ménage ? Cette solution apparemment des plus simples apparut à madame de Sermoafort comme un trait de génie, dépourvu de modestie, certes, mais au bien-fondé évident. Un Eurêka que n’aurait pas démenti Archimède, jaillit de son gosier déjà grisé :
  – Je deviendrai la reine des parquets cirés, des salles de bains récurées et des carreaux étincelants, clamait-elle aux supposés fantômes de son habitation ancestrale. Je serai la pasionaria du balai, de la chiffonnette et de la serpillière.
  Dragonette se refusa tout net à voir l’aspect minimaliste de cette soudaine vocation, car elle était née optimiste et le demeurerait jusqu’à sa mort. Ses calculs furent vite faits. Si elle restait à la campagne, elle gagnerait six euros de l’heure. Et de toute façon, personne n’oserait l’engager, au vu de sa position de châtelaine. À Paris, l’heure valait le double et elle sévirait incognito. Elle avait seulement oublié que la vie dans la capitale coûte aussi le double. En dépit de cette évidence, une avalanche de dollars tapissa soudain les parois de son cerveau ébloui par ce projet mirifique : l’inconséquence de son époux, en la laissant sur la paille, lui offrait en définitive des perspectives d’avenir revigorantes. Sa décision fut prise manu militari : après avoir joué les César Birotteau en payant toutes les dettes, elle choisit son destin et décida de conquérir le César du “balai d’or”. Car pour avoir eu du personnel et n’avoir pas arrêté de pester contre ces garces qui passent le chiffon autour de l’objet sans le soulever, elle connaissait la définition du ménage bien fait. Telle la papesse du plumeau, la comtesse de Sermoafort jubilait à l’idée de ses futures prouesses ménagères !
  Le ménage s’avère tellement plus noble que le trottoir. En outre, il lui était impensable de pratiquer le plus vieux métier du monde : elle se jugeait trop vieille et portait des lunettes. Elle n’avait jamais su vendre sa matière grise et encore moins ce qui l’enveloppait. Ses concurrentes en savaient quelque chose, qui la coiffaient sans cesse au poteau en lui sifflant le gros lot, sans payer le moindre intérêt : Hubert. Oui, l’homme qui lui avait passé la bague au doigt comme on met un anneau dans le groin d’un goret…
  Finalement, feu son mari lui avait rendu un grand service, quand il l’exhortait au ménage, une fois leur soubrette congédiée : “Ranger repose les neurones !” hurlait-il.
  Avec un tel projet, ses neurones parisiens seraient au chômage tandis que sa musculature s’exercerait au championnat de la propreté !
  Consciente du challenge exceptionnel qui l’attendait à Paris, Dragonette avait alors téléphoné à son oncle, Théodore de Chabignol, pour lui demander si la chambre de bonne, nichée dans les combles de son superbe immeuble, sis boulevard Saint-Germain, était toujours vacante.
  – Vous pourriez m’héberger pendant quelques semaines ?… Quoi ?… Moyennant un loyer ?… D’accord, combien ?
  Avec un enthousiasme mitigé, le vieil avare avait donc accepté de loger sa nièce par alliance. Il avait osé demander un loyer - pas exorbitant certes - mais lui si riche, propriétaire de la moitié de l’immeuble, n’en avait guère besoin. Mais il en faut toujours plus pour les riches…
  Et Dragonette ne put s’empêcher de penser que si elle était née plus au Sud, de l’autre côté du bassin méditerranéen, dans ces pays chaleureux, elle s’appellerait peut-être Sarah Zeitoun ou Ben Larissa, mais sa famille ne la laisserait pas tomber. Elle éprouva soudain une tendresse irrépressible pour les palmiers, les chameaux et les oasis, là où l’entraide se vit autrement plus généreusement qu’au Nord…
  Dragonette annonça la nouvelle à sa meilleure ennemie du village de Nullepart :
  – J’ai de la chance… J’ai trouvé un logement à Paris !
  – Cela ne m’étonne pas… Tu as toujours de la chance… C’est où ?
  – Saint-Germain-des-Prés. Mais l’appartement n’est pas immense… Il doit faire quinze mètres carrés.
  – Mais c’est moléculaire ! Tu vas passer de trois cents mètres carrés par niveau à quinze mètres carrés ! souffla l’ignoble créature, enchantée de constater que la chance ne dépassait pas quelques petits mètres carrés ! Et puis, il fallait bien raboter l’optimisme de la comtesse.
  – Je m’habituerai… Je me prépare donc à rentrer dans mes chaussures de naine ! Je bénis les huissiers d’avoir enlevé tous les meubles du château ; à quelque chose, malheur est bon. Au moins, je serai exemptée de déménagement…
  L’ennemie raccrocha, totalement perturbée par la bonne nature permanente de Dragonette. Elle allait quitter un château pour un cagibi et elle ne se plaignait pas. C’est d’un pénible, ces gens toujours contents de leur sort !
  Le grand jour arriva. Les impedimenta de la comtesse se réduisaient à deux valises en carton assez spacieuses pour emporter ses derniers trésors. Installée confortablement dans le train, elle se dit qu’à Paris, elle repartirait de zéro pour plonger dans la grande inconnue. Le frisson du vide, situé par définition au bord d’un précipice abyssal, lui parcourut l’échine lorsqu’elle prit conscience de son avenir plus qu’incertain… Car elle supputait qu’en arrivant dans la capitale, le régime serait obligatoirement spartiate : en raison de l’épaisseur infinitésimale de son porte-monnaie, la comtesse serait logiquement abonnée à la vache enragée. Voilà un régime idéal pour maigrir et gratuit de surcroît ! Quand on pense à ces personnes prêtes à faire s’envoler les euros pour perdre des kilos… La ligne est souvent directement proportionnelle au porte-monnaie : moins il est rembourré, plus l’on mincit.
 
  Théodore de Chabignol l’avait reçue avec affabilité, mais lorsqu’il apprit sa dèche, il faillit revenir sur sa décision : lui louer son « nid douillet » lui faisait prendre le risque de ne pas être payé ! Dragonette fit mine de sangloter, nécessité faisant loi. Elle joua les “Niagara Falls” avec une telle conviction qu’elle emporta le morceau. Il s’inclina tout en faisant jurer à Dragonette sur la Bible qu’elle s’acquitterait de son loyer avec un mécanisme d’horlogerie, sinon « Dehors » ! Il avait cédé sur l’argument de la morale chrétienne, de la fraternité et de sa bonté d’âme. À l’idée que sa famille - enfin ce qu’il en restait - le prenne pour un homme de peu, il préférait passer pour ce qu’il n’était pas : un homme au grand cœur. Et pour cause : il ne lui demandait pas de caution. L’affaire conclue, il invita alors sa nièce à visiter ce qui serait désormais ses appartements. Sa canne, sa jambe de bois, son arthrose et sa mauvaise volonté l’empêchèrent de l’accompagner au septième étage.
  La comtesse de Sermoafort découvrit donc seule sa future chambre. Oh malheur ! Quel trou de souris avec sa lucarne étroite comme un cœur racorni, son vieux sommier à une place, pas vraiment partageur et totalement défoncé par un usage séculaire… Et en plus, sévissaient les habituels locataires, rongeurs et araignées, apparemment pas gênés par l’épaisse couche de poussière. Le ménage s’annonçait rude. Elle le prit pour une répétition générale !
  En redescendant au troisième étage après cette inspection, Dragonette versa des larmes de désespoir dans les bras de son oncle qui les interpréta comme l’expression même de la reconnaissance. Redoublant de charité chrétienne, cet homme magnanime accepta de lui prêter l’attirail de la parfaite ménagère. En quelques heures, le taudis changea d’allure.
  La comtesse songeait à feu son Hubert qui devait la surveiller de là-haut… Elle accrocha au mur les quatre miniatures qu’elle avait sauvées des griffes des huissiers, représentant ses deux géniteurs et Hubert en gros plan, mais de dos ! Puis elle disposa le casque des dragons de son père et la théière familiale en argent, dans le coin gauche de la chambre. Le dernier vestige de son “luxueux” passé - une bouilloire électrique - put fonctionner grâce à Mustapha, le voisin de palier. Et vive les gens du Sud ! Quand il l’avait entendue ouvrir la porte, ce Marocain pure souche était sorti précipitamment de chez lui pour savoir à qui il avait affaire. Mustapha Defrance (il portait le nom de sa mère) l’avait immédiatement assurée de ses bons et loyaux services ; avec force salamalecs, il lui avait prêté une rallonge de dix mètres. Car évidemment, l’électricité du “nid douillet” de ce grigou de Théodore n’était plus à l’ordre du jour depuis une vingtaine d’années. Les aventures de Robinson Crusoé en tête, Dragonette s’imaginait dans sa propre caverne, redonnant vie à ce lieu sordide.
  Elle enveloppa soigneusement le matelas défoncé par les ans dans une paire de draps de lin et se promit d’acheter un sur-matelas avec ses premières rentrées d’argent. Ses deux valises, empilées l’une sur l’autre, serviraient momentanément de table de nuit. Son étole en cachemire datant de Pépin le Bref recouvrit l’ensemble qui fut tout de suite du meilleur effet. Elle y déposa sa lampe de poche et rendit la rallonge à Mustapha après avoir dégusté un Lapsang Souchong, emporté par bonheur dans ses bagages. La chambre lui parut soudain presque chaleureuse. Mais en décembre, il y régnait un froid de canards au pluriel…
  Heureusement, en vieille habituée des chambres de château glacées, la comtesse avait pris la précaution de glisser chaussettes et bonnet de laine dans ses bagages : l’attirail idéal de la bombe sexuelle ! Sa sacro-sainte bouillotte en cuivre, digne vestige des armées napoléoniennes, faisait également partie de l’expédition : son élégante courbure épousait idéalement les reins. Ce soir, elle épouserait surtout les draps de son lit ! Heureusement, avant le dîner, elle avait eu la bonne idée de la remplir d’eau bouillante…
 
  À 4 heures du matin, méridien du rein oblige, Dragonette de Sermoafort se réveilla en sursaut, prise de son habituelle envie… Un frisson d’angoisse la parcourut, l’amenant à se fustiger : elle avait oublié de demander où se situaient les toilettes de l’étage. Mais où avait-elle donc la tête, lui rappelait cruellement sa vessie au bord du débord ? Il faut avouer que sa nouvelle vie avait de quoi la tournebouler. Dragonette alluma sa lampe de poche et chercha avec désespoir le récipient qui pourrait accueillir l’expression plus qu’humaine et naturelle de ses organes rénaux. Elle implora tant et si bien Mahomet, Yahvé et le Seigneur Jésus-Christ, son Ami-Conseiller Privilégié (elle s’adressait toujours aux trois en même temps, car elle avait décidé qu’ils ne faisaient qu’un seul et même Dieu), que le miracle eut lieu. Le rayon de sa lampe désigna deux pots de chambre possibles : le casque des dragons et sa rutilante théière aux poinçons séculaires.
  – Impossible ! s’exclama-t-elle en imaginant l’éventuel détournement de ces deux objets.
  Mais l’urgence se précisait. Par respect pour l’armée française, Dragonette se retrouva à califourchon sur la théière familiale ! Heureusement, sa généreuse nature n’arriva pas à la remplir ras bords. Se relever, ou plus exactement redresser ses soixante-dix kilos, lui demanda force mouvements et contorsions qui lui occasionnèrent une contracture musculaire. Un bonheur n’arrivant jamais seul, les poils de sa moustache se coincèrent dans le couvercle de ce barbare ustensile ! Allait-elle réussir à sauver la précieuse toison qui, à cinquante-quatre ans passés, observant le décompte logique des ans, commençait à se dégarnir dramatiquement ? Debout, la théière à la main, Dragonette remerciait le Ciel d’avoir inventé cet ustensile, tout en maudissant le piège qui retenait ses poils prisonniers. À force de se trémousser, cette clairsemée de la foufounette obtint gain de cause, en consentant à abandonner encore quelques poils sur le champ de bataille… et put aller se recoucher. Et si elle écrivait une nouvelle qui s’intitulerait La calvitie de la toison ? Peu sûre d’un éventuel lectorat, elle chassa cette idée. À peine eut-elle prononcé “Quelle aventure, la vie !” qu’elle tomba à nouveau dans les bras du meilleur des amants, Morphée, dieu des songes, fils de la nuit et du sommeil. Heureusement, la bouillotte en cuivre continuait à chauffer les draps de ce lit naufragé dans une chambre qui possédait tous les atouts d’un congélateur hors compétition.
  Le lendemain matin, elle fut réveillée par le bruit familier de la chasse d’eau sur le palier. Elle se leva d’un bond et essaya d’identifier le coin des toilettes. Il lui fallait absolument se débarrasser du contenu de son pot de chambre improvisé. Elle enfila son peignoir de soie, dernier cadeau de son Hubert, offert bien des lustres auparavant. Dragonette surgit dans le couloir portant le précieux récipient tel un ostensoir, avec la majesté qui sied à ce genre d’exercice. Évidemment, elle croisa son voisin de palier qui, justement, sortait des toilettes. Le bonnet de nuit enfoncé jusqu’aux oreilles, les grosses chaussettes de laine dépassant du peignoir en soie qui recouvrait deux pullovers, Dragonette ressemblait à un cosmonaute. Mustapha, partagé entre l’ébahissement et le rire, se demanda avec qui sa nouvelle voisine allait prendre le thé, quand il la vit bifurquer vers les W.-C. Ses W.-C. Son objet de fierté qu’il astiquait quotidiennement avec un soin jaloux. Il se gratta l’oreille de perplexité : pourquoi cette femme allait-elle prendre le thé dans les W.-C. ? S’il avait eu plus de courage, il se serait bien invité, car il adorait le thé… Puisque c’était ainsi, la prochaine fois, c’est lui qui l’inviterait, avec un thé également fait maison. Il lui montrerait la générosité des gens du Sud ! De son côté, Dragonette sentit le ridicule de la situation, mais poursuivit sa trajectoire d’un pas décidé. En découvrant les toilettes, la châtelaine éprouva un choc. D’une propreté exceptionnelle, le carrelage plus blanc que les sommets de l’Himalaya (du temps où ils n’étaient pas pollués), ce lieu la transporta. D’éblouissement, elle faillit déraper sur les carreaux scintillants. C’est alors qu’elle remarqua les murs tapissés de femmes nues, aux seins plus explosifs que des grenades espagnoles. Mustapha fantasmait comme un ogre ! Elle jeta à la hâte le contenu de sa théière dans l’urinoir, ce qui réjouit l’oreille télescopique de Mustapha. « Ouf, tout est normal », pensa-t-il, sans toutefois chercher à préciser le fond de sa pensée. Puis elle se délesta de ses intérêts avec bonne humeur et sortit, arborant le sourire du vainqueur. Mustapha ne put s’empêcher de l’apostropher :
  – Bonjour madame, ça va bien ? Attention à y garder les toilettes bien propres. J’y passe du temps à tout y nettoyer, aussi bien qu’une femme de ménage.
  Mustapha mettait un “y” à tout bout de champ dans ses phrases. Q’y mettait-il dedans ? Un grand bout de son univers sucré au loukoum ?
  Dragonette le regarda, l’œil bordé de reconnaissance et surenchérit :
  – Cent fois mieux qu’une femme de ménage !
  Devant un tel compliment, ce fut tout juste si Mustapha ne sentit pas monter l’orgasme. Dragonette entama le grand air d’Aïda. Même le voyant le moins doué de la place de Paris aurait pu prédire que le septième étage allait vivre des moments d’une intensité rare, très rare.
  Dragonette descendit ensuite chez son oncle qui l’avait invitée à faire sa toilette chez lui : son appartement si spacieux et si confortable s’y prêtait. Il y régnait une chaleur exquise, inversement proportionnelle au froid polaire de sa chambre… Sa femme de ménage lui ouvrit la porte avec une déférence feinte. Elle avait instantanément flairé le type même de la nièce de province qui s’était fait plumer et exploiter comme une gourde par son mari. Mais surtout, Germaine Renard sentait en elle la rivale. Et ça, elle avait programmé qu’elle ne se laisserait pas faire. Jamais, elle n’accepterait de lui laisser son pré carré. Même si le métro devait rouler sur son corps. Même si elle devait affronter les lazzis d’une populace en pétard. Madame Renard trouvait des avantages chez Théodore de Chabignol que Dragonette était loin de soupçonner. Elle se montra à la fois mielleuse, servile et en même temps patronne, tout à fait chez elle :
  – Entrez, votre oncle m’a prévenue. La salle de bains se trouve au fond du couloir. J’ai déposé deux serviettes de bain orange sur le bord de la baignoire. Ensuite, nous prendrons le petit-déjeuner.
  Ce “nous” fit sur Dragonette l’effet d’une goutte de citron sur une plaie vive. Elle remit néanmoins à plus tard son interrogation sur le sens de ce petit pincement au cœur. Après une bonne douche, elle se rendit compte que la couleur orange des serviettes lui insufflait une énergie indescriptible… Comme si ce coloris bombardait du soleil sur sa peau. Elle s’habilla posément et se retrouva devant son oncle :
  – Je t’attendais, Dragonette, pour ton premier petit-déjeuner parisien.
  Il avait fait fort, l’ancêtre. Deux croissants par personne, des palmiers, des toasts et tout un choix de jambons et de fromages de brebis. Un délicieux thé de Chine complétait ce breakfast plantureux. Rien à voir avec la maigritude du dîner de la veille…
  En guise de dîner, son oncle lui avait servi des harengs saurs (son cauchemar de petite enfance, car ce mot au pluriel représenta sa première difficulté en orthographe). Puis ces agapes s’étaient terminées sur un fromage de chèvre qui puait tellement le bouc que madame de Sermoafort se surprit soudain à avoir des doutes sur le comportement sexuel desdites chèvres avec leur mâle dominant !
  Hier, la vache enragée lui avait semblé démarrer encore plus vite que des chevaux de course prêts à s’élancer hors de leurs boîtes de départ ! Mais aujourd’hui, sa réalité s’avérait tout autre : son avenir s’amorçait dans un luxe dont elle avait oublié jusqu’au goût. Car la boulangère de son patelin, accrochée elle aussi au tableau de chasse de feu son Hubert, ne partageait ses croissants au beurre qu’avec lui seul. Une façon comme une autre de prendre sa revanche sur la châtelaine…
  L’oncle Théodore lui offrit le thé avec cette question qui leva une fois de plus le voile sur sa pingrerie congénitale :
  – Un sucre ou pas du tout ?
  Dragonette se vengea des frustrations engendrées par les harengs saurs de la veille, en dégustant les viennoiseries parisiennes avec une volupté incomparable. À sa grande surprise, elle comprit que cette avalanche de délices provenait de la générosité (intéressée ?) de la citoyenne Renard, gourmande comme quinze lèchefrites. D’ailleurs, sa lippe inférieure trahissait son état permanent de gloutonnerie. Par leur comportement, leur morphologie et leur estomac goulu, ces gens-là apportent la preuve logique que la gourmandise compte bien au nombre des sept péchés capitaux. Pas étonnant qu’elle frisât l’obésité avec un tel régime. Dragonette la regarda se mouvoir et jouer la maîtresse de maison avec l’intérêt d’un entomologiste. L’œil vif, le geste aussi, contrastait avec l’aspect fessu de son postérieur, semblable à ceux des bœufs de Kobé. Inspirée par sa silhouette à la fois épaisse mais souple et son regard rusé, Dragonette baptisa illico Germaine Renard, “Fox-Trot”.
  Après un dernier café accompagné de son dernier sucre, Dragonette prit congé, avec moult civilités, au nom de sa recherche d’emploi, non sans avoir demandé conseil à son cher oncle.
  – Consulte les petites annonces que les commerçants affichent volontiers… Dans ce quartier, les bobos ont toujours besoin de femmes de ménage.
  – Les bobos ? À quelle race appartiennent-ils ? Je ne connais que les bonobos…
  – Les bobos ? Ce sont les bourgeois bohêmes ! Faut te recycler, Dragonette. Bonne chasse et tiens-moi au courant de tes exploits.
  – Pendant ce temps-là, nous allons faire la toilette, glissa Fox-Trot à son patron, qui alluma un œil quelque peu entendu.
  Dragonette se retira tout en songeant que la complicité entre Théodore de Chabignol et Fox-Trot devait parfois déboucher sur des situations torrides… Elle en rigola intérieurement, mais se mit à détester le “nous” que Fox-Trot venait, une fois encore, d’employer. Néanmoins, il lui fallait adopter une stratégie pour entrer dans son jeu, du genre : « Je t’embrasse pour mieux t’étouffer ! » En même temps, pourquoi s’en faire une ennemie alors qu’en mettant leurs deux je au pluriel, ces femmes pourraient y trouver plus d’avantages que d’inconvénients…
  Dragonette suivit alors le conseil de son oncle et rendit visite à la concierge, entrevue la veille. Le hasard se montrant efficace, elle la croisa dans la cour. Cette dernière était plus noire que l’ébène et s’appelait Blanche. Son visage scarifié reflétait le désintérêt le plus manifeste pour l’humanité mais surtout une nostalgie qui rappelait les sanglots longs des violons. Lorsque Dragonette lui annonça son installation au septième étage, elle s’exprima en quatre mots ternes et secs :
  – Je prends bonne note.
  Les yeux obstinément fixés au sol, elle se remit à balayer avec la vitesse d’un escargot asthmatique traversant un passage à niveau. À la vue de cette personnalité cadenassée à triple tour, Dragonette se fixa un challenge de taille : la faire sourire. Cela prendrait le temps qu’il faudrait… mais elle réussirait.
  Plus gentille personne que Dragonette était difficile à dénicher. Et pourtant la vie l’avait griffée au sang. Son drame avait commencé dès sa plus tendre enfance : son père désirait un fils qu’il aurait appelé Dragonet, étant lui-même officier dans le corps militaire de cavalerie, considéré comme « le plus courageux de l’armée française » : le 2e régiment de dragons. Ces dragons-là faisaient la guerre à cheval, mais se battaient à pied ! Aussi, quand la petite fille vit le jour, elle fut baptisée Dragonette, prénom rare mais encore usité en Lozère. Et son père, tout en clamant son désespoir, l’aima profondément : dès l’âge d’un an, il comprit qu’il n’en ferait jamais un homme. Ce constat affligeant n’empêcha pas Dragonette de vivre en véritable garçon manqué et de prendre quelques mémorables torgnoles, toujours méritées.
  Son grand plaisir consistait à chiper le casque en cuivre de son père : à crinière pendante de style néo-grec Minerve, il arborait un plumet rouge dont elle raffolait. D’ailleurs, elle avait l’habitude, en secret bien sûr, de se caresser les joues avec, tout en fermant les yeux de plaisir. Elle défilait aussi en criant à tue-tête dans la maison : “À nous, les dragons !” et pointait son épée imaginaire sur les chats et les chiens, terrorisés par cet ennemi inattendu. L’aristocrate candide ignorait encore que la vie est un grand champ de bataille et qu’elle devrait en livrer tous les jours. Par conséquent, cette jeune personne, néanmoins investie de la vaillance des dragons, n’avait jamais mené une quête identitaire et n’avait jamais pris conscience de la puissance qui sommeillait au fond d’elle. Raison pour laquelle elle ne sut que jouer plus tard, le rôle de victime auprès d’un époux, bon à rien, volage et vaurien.
  À sa décharge, ce seigneur jouissait d’un pouvoir de séduction qui faisait pâmer la gent féminine, à commencer par les grenouilles de bénitier les plus résistantes ! Dragonette, victime consentante, filait droit sans vraiment se poser de questions, vaincue d’avance par le despotisme de son tyran de mari. Il lui avait appris à vivre dans le froid, à travailler quinze heures par jour, été comme hiver, à se lever tous les jours à six heures. Y compris le jour du Seigneur. “À ce tarif, la vie nous appartient !” fanfaronnait-il, en pratiquant son sport favori : la grasse matinée avec le petit-déjeuner servi au lit. Grâce à cet entraînement drastique, Dragonette avait acquis une forme éblouissante et une paire de mollets d’une résistance hors du commun. Elle avait pris la mesure de sa chance : Hubert avait raison, la vie lui appartenait vraiment !
  Le comte Hubert de Sermoafort avait hérité de son père un talent rare : il savait faire trimer les gens à l’œil. Mais une fois par mois, il s’acquittait de ses devoirs : il payait sa légitime de sa personne. C’était le tarif, hors de question d’y déroger. Dragonette s’estimait déjà contente de son sort et se considérait d’ailleurs parmi les privilégiées. Une fois par mois, soit douze fois par an, cette femme si charmante avait la chance unique de partager la fête du “mi-temps” : elle désignait ainsi les bijoux de famille de son mari, sa chère moitié à la vie à la mort. À cinquante ans passés, le sexe une fois par mois, vous parlez d’une aubaine…
  En Tchécoslovaquie, on vénère toujours sainte Dragonette… Mais il incombe à un seul saint de triompher des dragons : saint Michel ! Madame de Sermoafort l’implorait souvent, surtout lorsque les huissiers montaient à l’assaut du château.
  En venant à la conquête de la capitale, Dragonette effaçait le passé d’un coup, d’un seul. Elle avait décidé que pour réussir la troisième partie de sa vie, elle viserait désormais le haut du sapin de Noël… Là où brille l’étoile du Berger. Car elle possédait une qualité rarissime : sa foi en la vie. En outre, le fait de se croire immortelle lui permettait de ne jamais se poser la question de son âge et par conséquent, ne la limitait point dans ses entreprises. Son leitmotiv ? Regarder en avant, les yeux fixés vers le sommet, sans jamais se retourner.
  Feu son Hubert avait commis une erreur de jugement magistrale : il avait vécu à côté d’une perle exceptionnelle sans jamais en voir la nacre. Dommage et tant pis pour lui. De profundis.

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