Articles de Mouchette

Mona Lisa s'ennuie

Par Le 30/08/2021

Les portes du musée se sont refermées sur ses trésors. Le silence règne désormais là où, tout le jour, des hordes bruyantes de visiteurs pressés n'ont fait que frôler en passant des œuvres outragées par leur indifférence. Dans les grandes salles endormies s'accomplit le miracle d'une résurrection. Un à un, les tableaux retrouvent leur histoire débarrassée des commentaires oiseux. Ils se souviennent de leur naissance dans l'atelier où le maître livrait, pour leur donner vie, un combat de titan. Ils portent en eux les coups de pinceau rageurs ou tendres selon les jours et tout le rêve d'immortalité de leur auteur. En cette nuit où, la clarté de la lune invite à l'aventure, ils s'animent soudain pour organiser un colloque où chacun se racontera par delà les siècles qui les ont épargnés avec plus ou moins d'indulgence. Derrière la vitre pare-balle la protégeant du geste inconsidéré d'un fou amoureux ou d'un illuminé, Mona Lisa songe à l'opportunité d'une telle initiative. Y répondra-t-elle ? Elle sait depuis longtemps que le mystère qui l'entoure contribue à sa célébrité. Par millions, les étrangers accourent rien que pour la voir, elle, dont ils capturent le sourire énigmatique d'un geste machinal pour le rapporter chez eux au même titre que la Tour Eiffel ou l'Arc de triomphe. Elle s'en agace parfois en secret mais continue de se montrer aimable. Elle ne doit, à aucun prix, décevoir ses admirateurs d'un instant volé à la frénésie du voyage. Car la foule qui se bouscule pour l'apercevoir flatte sa vanité. Elle la contemple avec distance qui sied à une déesse honorée par un rite profane synonyme de gloire. Elle oublie les casquettes et les perches à selfies pour songer au faste d'antan. Et la cohue se fait bal à la Cour. Lorsqu'elle surprend la solitude de ses voisines autrefois adulées puis oubliées, elle se dit qu'elle a bien de la chance. Garder le silence lui apparaît alors comme la meilleure attitude à observer pour se protéger de toute indiscrétion. Elle affichera sa réserve en demeurant, impénétrable, derrière sa vitre. Demain, dès l'ouverture des lieux, elle sera prête à reprendre son rôle de diva. Les discussions enflammées du voisinage à propos des mérites des uns et des autres la tinrent éveillée une partie de la nuit. L'aube arrivant et la fatigue avec elle, tout le monde regagna ses cimaises et s'endormit.
Mona Lisa fut tirée du sommeil par le bruit familier de la clef tournant dans la serrure. C'était l'heure de l'ouverture au public et les gardiens allaient prendre leur poste. L'homme en uniforme entra et comme chaque matin la salua, l'air soulagé qu'elle fût toujours là. Il ne gratifia les autres que d'un simple coup d’œil. Après quoi, et contre toute habitude, il ressortit et ferma la porte à double tour. D'abord incrédule, la belle Italienne dut bientôt se rendre à l'évidence, aujourd'hui les admirateurs ne seraient pas au rendez-vous. La journée commença de s'étirer, interminable. Quand lui parvenaient des sons de voix lointains, une lueur d'espoir s'allumait en elle mais les indices de vie s'évanouissaient vite et elle était à nouveau la proie d'une insupportable attente. La tombée de la nuit fut pour elle une délivrance. Elle se laissa bercer par les ténèbres tandis qu'autour d'elle, ses voisins étaient redevenus muets. Demain, l'humanité retrouverait le goût du divertissement. Mais rien de ce qu'elle escomptait n'arriva. Le gardien accomplissait sa visite quotidienne au pas de course, sans lui adresser le moindre regard. Un matin, il arriva masqué et elle crut à un cambriolage. Elle souhaita être volée pour connaître des aventures rocambolesques et faire la une des journaux. Elle fut déçue et céda au découragement. Privée de public Mona Lisa s'ennuyait.

© Martine Gasnier

Un jardin enchanté (villa Garzoni)

Par Le 12/02/2021

Dans le grand jardin qui dévale la colline, à l’ombre de ces arbres mythiques qui ne s’épanouissent que sous les caresses d’un soleil amoureux, on rencontre un peuple étrange dont la vie s’est figée il y a bien longtemps. Alignés sur des fenêtres ouvertes dans une haie de buis, des bustes d'empereurs romains tentent de défier le temps en rappelant au promeneur leur empire perdu. On peine à les nommer parce que notre souvenir s’est émoussé et qu’une certaine confusion s’est établie entre eux. On essaie de reconnaître les plus célèbres, ceux qui se distinguèrent par leurs vertus ou leurs vices et survécurent ainsi à l’oubli. Ils sont là, devant nous, outragés par les saisons, amputés d’une oreille ou du nez, la lèvre fendue et désormais privés de leurs yeux. Leur pouvoir s’en est allé comme toutes les vanités humaines. Ils ne sont plus que les vestiges d’une Antiquité de pacotille, celle des péplums et du mélodrame qui fait pleurer dans les chaumières. On s’attarde quelques instants, pris d’une singulière pitié. Puis sans y prendre garde, on s’éloigne, déjà oublieux des Césars parce qu’un oiseau s’est mis à chanter, nous ramenant à la réalité bien douce d’une promenade enchantée. On écoute bruire la nature, on s’arrête pour regarder un papillon en habit de bal se poser sur une fleur intimidée par tant d’éclat et l’on parvient, en musardant, à la grotte où s’abriter de la chaleur sera notre récompense. De vasques de marbre surgissent des animaux marins, chevaux hennissants et poissons joufflus guidés par Neptune accompagné de naïades. On s’attend à jouir du spectacle désaltérant de l’eau, on s’apprête à en écouter le murmure quand on s’aperçoit que cet univers aquatique n’est plus qu’un mirage. La bouche des bêtes s’est asséchée, elles n’ont plus rien à offrir aux bassins devenus inutiles. Là où naguère coulait la vie, règne aujourd’hui la mort. Mais, étrangement on ne cherche pas à fuir. On s’assied sur un muret incrusté de coquillages et on donne libre cours au vagabondage de son esprit. Des âmes s’envolent vers des rendez-vous dont nous ne saurons rien. On les interpelle pour savoir qui elles sont. Notre prière reste sans réponse. Alors on sort et, par les allées où l’ombre est avare de ses bienfaits, on rejoint les bassins en terrasse qu’alimente une redoutable Renommée soufflant dans sa trompette. Elle annonce, à qui veut l’entendre, les mérites des uns, les turpitudes des autres, avec une jouissance toujours renouvelée. Aucune trace de fatigue ne se lit sur ses traits et la passion qui l’anime demeure intacte. Elle ne sera jamais vieille. On se tient à ses pieds en songeant que, par son souffle tout puissant, elle pourrait anéantir nos efforts de vertu. Drôle de messagère qui érige des piédestaux pour mieux les faire tomber quand l’envie lui en prend. Dans la lumière d’or, elle apparaît comme la maîtresse de nos destinées et nous en sommes troublés mais pas inquiets. Il règne sur le jardin un enchantement qui nous soustrait à toute crainte. Ici le mot réputation a perdu son sens. Le monde tel qu’il va n’en franchira jamais la grille.

Extrait de Carnets d'Italie ©Martine Gasnier

Jardin villa garzoni 1Jardin villa garzoni 2Jardin villa garzoni 3

Un soir à Lecce par Martine Gasnier

Par Le 26/01/2021

La nuit tombée, sous la lumière des projecteurs, la place se fait décor pour un théâtre de la déraison. On se laisse emporter dans un tourbillon baroque d'anges potelés jouant à se parer de guirlandes de fleurs en compagnie de créatures fantastiques échappées de mythologies plurielles. On se perd dans les plis d'étoffes minérales que revêtent de jeunes femmes sensuelles prêtes à tous les plaisirs. Demeuré dans l'ombre quelque démon tentateur murmure des promesses d'éternité auxquelles on croit soudain parce qu'une force a miraculeusement aboli le temps que l'horloge du campanile continue de rythmer, en vain. On s'est absenté sans le vouloir vraiment de la réalité. Il flotte dans notre mémoire des bribes de souvenirs confondus en un même songe. C'est le prélude d'un opéra dont les notes emplissent la nuit, des mots oubliés qui renaissent, des sourires ressuscités. On succombe à une joie inconnue et l'on poursuit une errance que l'on souhaiterait sans fin. Les promeneurs, rares à cette heure tardive, ne sont plus que des silhouettes fantomatiques et muettes traversant notre rêve sans le déranger. Nous sommes étrangers à tout ce qui n'est pas la beauté troublante que nos yeux avides dévorent pour la garder comme un trésor au fond du cœur. Où serons-nous demain ? Ailleurs sans doute car la vie n'offre que peu de répit. Bientôt, elle nous arrachera à ces instants d'absolu pour nous réapprendre la vie ordinaire, celle qui fait baisser la tête en s'excusant de tout. L'urgence s'impose alors de rassasier nos sens et d'y puiser la certitude que rien n'est encore perdu. Nous quitterons les lieux rassérénés pour nous enfoncer dans les rues désertes bordées de palais aux façades richement ornées. Les cariatides en sont le fleuron. Déesses sculptées dans la pierre si tendre qui habille la ville de sa couleur de miel, hommes à la musculature puissante, capables de supporter le poids des siècles destructeurs. On s'arrête pour entendre leur histoire toute bruissante de fêtes et d'intrigues. Et dans ce bienheureux tête à tête, nous formulons déjà le vœu du retour pour conjurer la douleur d'un inévitable adieu à la cité sortilège.

Extrait de Carnets d'Italie ©Martine Gasnier

Lecce -vue de nuitLecce - cariatideLecce - détail

Conte de Noël

Par Le 20/12/2020

Cette année-là, le monde préparait Noël sous la menace. Un être maléfique, dont on ne savait rien, régnait sur terre et répandait la terreur. Certains disaient que des apprentis sorciers, dans des contrées mystérieuses, l’avaient créé en jouant avec des éprouvettes. Forts de leur trouvaille, ils avaient libéré leur créature pour mettre l’humanité à genoux. D’autres, comme au bon vieux temps, évoquaient la colère divine et réclamaient des cérémonies expiatoires. On chercha des boucs émissaires et l’on en trouva. Mais comme la civilisation était passée par là les imprécations demeurèrent virtuelles. On n’eut à déplorer aucun bûcher. Les savants eux-mêmes y perdaient leur latin et le peuple, dubitatif, n’y comprenait plus rien. Il semblait qu’on ne pût combattre la morosité qui, peu à peu, s’était installée sous les masques. On s’apprêtait à vivre des fêtes amputées de leur âme. Seuls les enfants croyaient encore au miracle. Et il eut lieu. Dans toutes les maisons, le Père Noël avait déposé pour eux, au pied du sapin, un livre merveilleux. C’était, dans un pays qui ressemblait au leur, l’union des petits et des grands pour terrasser l’ennemi invisible. À la dernière page, la victoire était assurée. Le covid gisait tout aplati. Autour de sa dépouille une ronde endiablée s’était formée.

© Martine Gasnier

Matera par Martine Gasnier

Par Le 09/11/2020

Il faut venir à Matera quand les touristes, pressés d’en finir avec l'histoire, seront repartis vers des horizons plus aimables. Car le spectacle des sassi, accrochés au flanc des ravins n'est pas de ceux que l'on effleure dans l'insouciance de vacances organisées. Serrées les unes contre les autres, les petites maisons creusées dans la roche sur plusieurs étages offrent au voyageur un décor hallucinant qu'il devra contempler, sans hâte, le cœur libre de toute entrave. Et, s'il est attentif, il entendra les pierres lui parler d'un passé où la misère et la malaria faisaient de la ville rupestre un enfer dantesque. Alors surgiront des images de familles entassées dans un seule pièce au sol de terre battue, qu'elles partagent avec poules et cochons à la recherche de leur pitance. Presque tous sont des paysans sans terre devenus journaliers pour quelques sous dérisoires. De nombreux enfants livrés à eux-mêmes, envahissent les rues, formant des groupes distincts. Les plus vaillants jouent et leurs rires miraculeux résonnent comme un bienfait de la Providence. Les autres restent assis dans la poussière, le regard perdu dans un rêve trop grand pour eux. Sous les haillons, les membres décharnés tutoient la mort. La honte de l'Italie est là, sur cette terre où la miséricorde divine n'est jamais descendue. Lorsqu'il aura écouté le récit jusqu'au bout, l'étranger sera prêt à errer dans le dédale des ruelles. Il y rencontrera de misérables fantômes en quête d'éternité et de silence et fera taire les bavardages des hordes d'envahisseurs. Ce que l'on trouve là n'a rien à voir avec la séduction des magazines. C'est d'autre chose qu'il s'agit, d'une beauté infernale qui nous rend muets de stupeur et nous incite au recueillement.

Extrait de Carnets d'Italie © Martine Gasnier

Matera 1Matera 2

Petite Géographie Vagabonde - 13 suivi de l'épilogue de Martine Gasnier

Par Le 24/08/2020

Depuis qu’il s’est installé « Passage de l’Abreuvoir », Léon a conjuré la peur qui le tenaillait de ne pouvoir assouvir son inextinguible soif. De sa fenêtre, il a vue sur le bistrot dont l’enseigne, un cheval de trait pommelé se désaltérant dans une eau courante aux vaguelettes rafraîchissantes le rassure, sauf que lui préfère le zinc et les chopes de bière. Du précieux breuvage il goûte d’abord, yeux clos, la mousse et se sent alors devenir aussi léger qu’elle. Il fait durer ces instants annonciateurs du plaisir presque inavouable qu’il ressentira bientôt, lorsque le liquide d’or coulera en lui. De temps en temps il s’extraira de sa voluptueuse rêverie pour constater que le temps assassin a vidé son verre. Il le fera à nouveau remplir pour montrer que rien ne peut avoir raison de sa détermination à rejoindre de drôles de paradis dont il ne dira rien à ses voisins de comptoir qui voudraient pourtant bien savoir. Sa vie d’avant, il ne s’en souvient pas, juste quelques bribes parfois qui éclairent d’une lumière éblouissante et éphémère sa mémoire endormie, une plage ensoleillée quelque part sur une île trop futile, un rire de femme en réponse à ses mots d’amour et un naufrage un soir de désespérance. Puis sa quête de l’oubli qui lui a laissé le cœur sec, si sec...

ÉPILOGUE
Ainsi vivent les hommes, entre un lieu de hasard, leurs rêves perdus et leurs fantasmes. Certains s’en accommodent et traversent la vie en gardant au fond du cœur l’espoir insensé d’un miracle, accrochés à la promesse d’une aube tout en douceur ou à celle d’une nuit étoilée ; d’autres, plus lucides, ont renoncé. Leur existence se résume à une suite de jours cruels qui les consument, ils savent que seule la mort les délivrera du joug sous lequel ils ploient, mais ils continuent à vaquer, pauvres hères, à leurs vaines occupations pour tenter, malgré tout, d’échapper à leur destin. Ceux-là sont des millions à n’habiter nulle part ailleurs qu’enfermés dans une inconsolable douleur. Ils sont nos frères que nous remarquons à peine lorsqu’il nous arrive de traverser, à la hâte, la rue des Martyrs.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 12 de Martine Gasnier

Par Le 17/08/2020

Est-ce d’habiter rue des Quatre Vents qui rendait Blaise si léger ? Il traversait la vie, porté par une insouciance dont il avait fait son signe distinctif. Il était ainsi parvenu à accorder aux autres un intérêt factice, juste pour se rendre aimable, veillant à ne jamais se laisser surprendre par un attachement inopportun. Il répondait aux invitations les plus diverses avec le même empressement, c’est-à-dire la même indifférence qui lui faisait confondre vulgarité et élégance. Il gaspillait ainsi son temps entre propos vaniteux et bulles éphémères. Sa présence, recherchée par tous, était devenue indispensable à la réussite des soirées dont la répétition aurait fini par engendrer l’ennui. Séducteur impénitent, il soulevait chez les femmes un enthousiasme que lui enviaient les maris sans panache. Pour ne déplaire à aucune, il les flattait toutes, entraînant les plus jeunes, au volant de son cabriolet, vers une plage à la mode, accompagnant les plus vieilles, en taxi, à l’opéra, protecteur un jour, gigolo un autre mais seulement comme au cinéma. Lorsque, tard dans la nuit il regagnait sa demeure, il ressentait le bonheur du devoir accompli. Ses interlocuteurs, conquis d’avance, s’étaient montrés ravis de sa compagnie. On avait loué son esprit, on comptait sur lui pour une prochaine fois et son cœur n’avait pas pris une ride.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 11 de Martine Gasnier

Par Le 11/08/2020

Tancrède avait grandi rue des Remparts, dans une austère maison de granit qui avait autrefois abrité ses ancêtres aventuriers. Son enfance avait été bercée par les récits de faits héroïques dont la véracité n’avait jamais été remise en cause par sa jeune imagination, avide de s’abstraire d’une réalité qu’il pressentait déjà comme décevante. C’est ainsi que chevaliers, preux ou félons, et dames du Moyen Âge se confondirent avec les corsaires et autres explorateurs qu’il rencontrait dans les livres pour former une société fréquentée en secret. Peu à peu, il se défit de son identité comme on se libère d’une entrave. Au gré de sa fantaisie, il chevaucha dans d’épaisses forêts, franchit les océans sur d’orgueilleux vaisseaux, conquit d’imprenables cités et épousa d’exotiques princesses qu’il adora toutes. Il traversait désormais la vie à sa façon, perdu dans un univers auquel personne ne pouvait l’arracher. Aux beaux jours, il hantait les fortifications en contemplant la mer, le regard perdu vers de mystérieux horizons. L’hiver, il vivait en reclus, près de la cheminée, et laissait son esprit vagabond jouer avec les flammes avant de reprendre son livre un moment abandonné. On avait fini par renoncer à comprendre cet homme si détaché des contingences ordinaires que lui parler demeurait vain. Alors, on l’oublia. Lui ne s’en aperçut pas. Depuis longtemps, il savait que son royaume n’était pas de ce monde et qu’il n’avait rien à partager avec les passants fatigués, ployant sous le poids d’un fardeau trop lourd pour eux, empêtrés dans de mesquines querelles dont ils voulaient, à tout prix, sortir victorieux par absurde vanité. Là où il avait choisi de fuir, il était devenu intouchable.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 10 de Martine Gasnier

Par Le 03/08/2020

Une impasse sans nom abrite la terne existence de Jocelyne. Quand on vit dans un lieu qui ne mène nulle part, on renonce forcément à tout espoir d’évasion et l’on regarde passer les saisons en se penchant sur les hortensias qui font leur possible pour rendre plus attrayante une courette cimentée. La femme a compris depuis longtemps que l’horizon se réduirait pour elle à des allées et venues entre son humble maison et les demeures bourgeoises où elle accomplit chaque jour d’interminables heures de ménage. Son bagage est tout entier contenu dans un sac en plastique, une blouse et des chaussons qui remplacent maillots de bain et espadrilles. Les pays lointains, elle les rêve en époussetant avec précaution les objets rapportés par ceux qui l’emploient. Le beau y côtoie le laid, de la pièce archéologique volée au bibelot acheté dans des magasins pièges à touristes. Pour elle, la différence n’existe pas, tous ces souvenirs se confondent dans son esprit comme autant de merveilles d’ailleurs qu’elle ne connaîtra jamais. Elle s’est fait une raison, cela l’empêche de succomber à une souffrance teintée de jalousie quand, après une journée, elle allume le poste de télévision, compagnon de ses soirées de solitude, pour suivre l’un de ces documentaires où le moindre jardin devient paradis terrestre, où le ciel et l’océan offrent leur azur à des îles mythiques dont les noms berceront son sommeil.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 9 de Martine Gasnier

Par Le 27/07/2020

Modeste vivait dans une masure au lieu-dit « Le val d'Enfer ». Son vieux vélo le conduisait chaque jour de ferme en ferme où il louait ses services d’homme un peu simple contre un salaire de misère. Dans cette morne existence, le retour de la belle saison, avec son cortège de fêtes patronales, retentissait comme un événement que le tâcheron n’aurait, à aucun prix, raté. Il arrivait au village en pédalant à perdre haleine pour être parmi les premiers à s’élancer sur la piste au son de l’accordéon musette. Lorsqu’il mettait pied à terre, de plus chanceux que lui avaient déjà enlacé les jolies filles qui laissaient voir, sous leurs robes de broderie anglaise virevoltante, des cuisses de nymphes. Enfants de la petite bourgeoisie, elles s’encanaillaient une fois l’an en compagnie de garçons qui feraient de bons maris. Modeste, lui, devait se contenter d’une quelconque domestique au sourire timide et aux mains déjà déformées par d’ingrats travaux. Une fois qu’il l’avait prise pour cavalière, il ne la lâchait plus, par peur de se retrouver seul, sans doute. Unis par leur condition de laissés pour compte, ils valsaient avec une ardeur qui ressemblait à de la rage. Leurs pieds effleuraient le parquet et leurs corps disgracieux devenaient soudain légers. La danse les transportait dans une contrée d’eux seuls connue, ils y oubliaient le fardeau qu’ils portaient, les remontrances et les injures. Ensemble ils devenaient plus forts, peut-être même caressaient-ils un rêve d’avenir.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 8 de Martine Gasnier

Par Le 20/07/2020

À l’heure de la retraite Henri, l’instituteur, avait choisi d’habiter une modeste maison située rue des écoles. C’était pour lui une façon de ne pas renoncer ; son adresse devenait un bouclier contre l’oubli social qui suivait inéluctablement l’abandon de la vie professionnelle. Il transporta donc là ses quelques meubles, symboles d’une vie économe de vieux garçon en attachant une importance particulière aux attributs de son autorité : une mappemonde, des planches murales illustrées, sans oublier le livre de morale et la règle dont il menaçait les cancres. Puis il se mit à attendre d’hypothétiques élèves qui ne viendraient pas en préparant des leçons qu’il ne donnerait plus. Seuls les rêves lui portaient secours. Il écrivait au tableau une de ces maximes destinées à édifier les jeunes esprits ou posait des opérations dont la complexité réjouissait la part de sadisme qui l’habitait. Seuls les meilleurs vaincraient la difficulté, les autres comprendraient qu’ils n’avaient pas assez d’entendement pour être aimés du maître qui distribuait bons et mauvais points en monarque absolu. Quand sonnait son réveil, il gardait les yeux clos quelques instants et s’attardait dans la salle de classe avant de retrouver le vide d’une nouvelle journée. Seules les vacances mettaient un terme provisoire à la situation, il faisait ses bagages et partait pour le bord de la mer où il attendrait la prochaine rentrée.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 7 de Martine Gasnier

Par Le 13/07/2020

C’est une femme anonyme venue vivre là, un jour de grande détresse, dans une banlieue bâtie sur un terrain vague que les immeubles n’ont jamais pu humaniser. De son appartement aux fenêtres perdues dans l’uniformité des façades, elle contemple ce succédané de paysage où une auto a fini sa course. Aujourd'hui réduite à l’état de carcasse, elle est devenue le symbole de la perte de toute illusion. Cabossée et meurtrie, elle sert parfois de refuge à des gamins en mal d’évasion qui s’installent au volant et entreprennent un immobile voyage. La femme, elle, n’attend plus rien d’une lointaine aventure, elle a même oublié que des contrées plus douces puissent exister. Quand elle veut trouver une échappatoire à la monotonie des jours, elle se rend au supermarché tout proche, nouveau lieu sacré d’une civilisation à bout de souffle. Là, elle se livre à un rituel d’où, étrangement, l’accumulation des biens est proscrite. Posséder n’est pas son affaire et le caddie toujours vide, elle ressort du grand magasin pour se lancer dans une course folle qui la reconduira chez elle. Elle fend le no man's land de sa vie en poussant devant elle un inutile chariot mais elle sourit aux rêves qu’elle a pu caresser dans le temple de l’opulence. Seul un chien en quête d’un os à ronger la regarde passer et s’interroge.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 6 de Martine Gasnier

Par Le 06/07/2020

Louise était pieuse et habitait place de l’église, ainsi pouvait-elle, chaque jour, se préparer à entreprendre un voyage dans l’éternité. On la voyait gravir les marches qui menaient à l’édifice sacré. Elle en poussait avec peine la lourde porte et pénétrait dans une pénombre qui lui donnait le frisson. Après s’être prosternée en une génuflexion appuyée, elle s’abîmait dans la prière et la contemplation. Jésus le crucifié l’invitait en Palestine et elle l’accompagnait de Nazareth au Golgotha jusqu’à sa résurrection. Au dessus de l’autel, Marie s’envolait vers le Paradis, entourée d’angelots qui lui lançaient des roses. La mère éplorée allait rejoindre son fils au ciel pour y vivre une félicité infinie. C’était cela devenir immortel, se libérer de son enveloppe charnelle pour parvenir dans une contrée éthérée d’où le malheur est banni. La femme savait son départ imminent, elle en était à la fois terrorisée et réjouie. La promesse d’un au-delà, sorte d’éden dont elle ne savait rien, lui était douce. Son existence de vieille fille virginale la rassurait. Si, un jour, elle devait connaître le Jugement dernier, elle serait forcément du côté des élus et se délecterait peut-être du spectacle des damnés cuisant dans d’impressionnantes marmites, surveillés par des diables hilares. En attendant, elle allait regagner son logis et retrouver ses parcimonieuses occupations, soucieuse de ne pas hypothéquer son avenir.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 5 de Martine Gasnier

Par Le 29/06/2020

Avenue de la gare, dans un de ces mornes immeubles noircis par une urbaine pollution, vivait Thomas. Il avait choisi cet endroit, non pour ce qu’il était, plutôt laid, mais pour ce qu’il représentait : la possibilité de voyages infinis. Petit, déjà, à l’école, il s’égarait dans les méandres des fleuves, et haletait au pied des sommets qu’il gravirait un jour. Il aimait ces cartes murales qui l’invitaient à l’évasion et rendaient plus feutrée la voix impérieuse du maître d’école. Il bâtissait ainsi, peu à peu, un royaume dont il serait l’héroïque aventurier. Quand son enfance s’acheva, il n’avait pas bougé de chez lui où des parents, peu curieux du monde, le maintenaient, mais il savait qu’il partirait bientôt et pour être tout à fait sûr, il avait opté pour le voisinage du chemin de fer. Chaque jour il retrouvait le hall où des êtres portant bagages se croisaient, se séparaient dans la tristesse ou se retrouvaient dans la joie. Lui, contemplait les tableaux des départs avec fièvre, sans vraiment élire une destination précise, toutes revêtaient pour lui le même charme et sonnaient à ses oreilles avec une poésie de lui seul appréciée. Dans son imagination, Verdun se confondait avec Nice, Roubaix avec Marseille, les noms qui s’allumaient étaient tous également promesses de bonheur. Il suffisait qu’il réunît quelques effets dans son sac de toile de baroudeur et qu’il prît un ticket pour l’inconnu. Il le ferait demain très certainement quand il aurait enfin renoncé à ce qui le retenait encore prisonnier.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 4 de Martine Gasnier

Par Le 22/06/2020

Thomas avait grandi Boulevard de l'Océan et, devenu jeune homme, y était demeuré parce que, disait-il, ce lieu ouvert sur l'infini marin serait pour lui un gage de liberté. Il s'installa dans l'idée que nul ne l'asservirait jamais et entreprit de vivre à sa guise. Quand les tramways vomissaient, dans l'aube glacée de l'hiver, la foule laborieuse, lui rêvait au rugissement des vagues et au vol des goélands. Doucement il s'habituait à l'idée que le vent du large altérerait sa respiration et brouillerait sa vue. Il différait sa sortie jusqu'au moment où il se sentait enfin prêt pour ce voyage à la fois si proche et si lointain qu'il accomplissait comme un rite sacré. Il croisait, sur son chemin, quelque vieille qui, à pas menus, promenait son chien ou bien un homme désormais sans âge qui rentrait chez lui lire le journal acheté au kiosque du coin. Lui était voyageur sans bagages que les entraves de la vie quotidienne ne concernaient pas. Lorsque l'été s'installait, il restait chez lui tout le jour dans l'attente de ce moment béni où les vacanciers replieraient serviettes et parasols, pour s'asseoir aux terrasses des cafés. D'une démarche hâtive, il se dirigeait vers la plage désormais vierge de toute agression. Il s'étendait sur le sable et laissait son esprit vagabonder en contemplant la fuite des nuages. Parfois lui parvenait l'écho de voix lointaines dont il ne cherchait pas à saisir le sens. Il était comme affranchi de tout lien social, entre la mer et lui était née une histoire qui le protégeait du monde. Il devait seulement ne jamais s'en éloigner. Le moindre faux pas lui eût été fatal, les autres l'enviaient et se tenaient en embuscade, prêts à fondre sur lui.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 3 de Martine Gasnier

Par Le 15/06/2020

Parce qu'elle voulait faire de sa vie une pièce de théâtre, Manon vivait rue de la comédie. Elle s'employait à tenir un rôle qu'elle ne lâchait jamais par crainte de sombrer dans l'anonymat qu'elle redoutait par dessus tout. A cinquante ans, elle possédait ce charme un peu vulgaire des femmes qui refusent de s'incliner devant le temps, arborent une tignasse faussement solaire et des lèvres hollywoodiennes. Elle régnait sur le cœur et l'imagination des hommes du quartier. Du boulanger au fonctionnaire, tous se sentaient les fiancés de cette voisine excentrique que ses congénères s'étaient tout naturellement mises à détester. Elle ne s'en souciait guère et se jetait dans les bras de celui qu'elle avait élu pour jouer le vaudeville de son choix avec une effronterie qui laissait pantois les bien-pensants. Tour à tour femme fatale vêtue de transparence soyeuse ou fausse ingénue en col claudine, elle déambulait, rire sonore et verbe haut, en compagnie de sa proie, attentive à ce qu'on la vît. Elle se plaisait à alimenter les ragots que de plus vieilles qu'elle colportaient de maison en maison et devenait, au fil des jours, une héroïne qui brillait sous les feux de la rampe, soucieuse que son étoile ne pâlit jamais. Fidèle à ses célèbres modèles, elle insistait pour qu'on l'appelât Mademoiselle et voyait dans cette exigence, un gage d'éternité.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde - 2 de Martine Gasnier

Par Le 08/06/2020

Les soirs d’été, Antoine s’attardait dans la rue du Paradis, une rue calme bordée de petits jardins noyés dans un fouillis végétal qui réchauffait son cœur prisonnier tout le jour du béton. Il humait l’air que parfumaient des rosiers anarchiques qu’aucune main criminelle n’avait taillés et se laissait envahir par une douce rêverie à peine troublée par le chant d'un oiseau ou le passage d’un chat qui, d'une démarche souveraine, regagnait son logis après une escapade dont il garderait le secret. Il y avait aussi la présence devinée d’une femme qui lisait en savourant la douceur de l’instant, le promeneur l’avait aperçue alors qu’elle levait les yeux de son livre et sa pensée ne l’avait plus quitté. De cette apparition, il avait fait la compagne de ses insomnies. Il se plaisait à imaginer sa vie solitaire au sein d’une maison toute vibrante des plus belles pages d’une littérature qu’un jour elle lui ferait découvrir. Elle lui raconterait des histoires éternelles d’amour et d’aventures qu’il ferait siennes pour devenir le héros qu’il n’avait jamais été. L’image d’une vie quotidienne, empêtrée dans les soucis mesquins s’effacerait peu à peu jusqu’à n'être plus qu’un souvenir intermittent. Il abandonnerait son logis dont la boîte à lettres dégorgerait d’un inutile courrier et ne franchirait plus jamais le seuil de son misérable bureau. Désormais, son avenir était là, près d’un être dont la réalité lui échappait parfois quand il voulait la saisir. Il persévérait pourtant, sûr qu’un jour il pénétrerait dans cet éden d’où le péché était banni. Il oubliait que la promesse du bonheur est un mirage aveuglant, la rue du Paradis en demeurerait l’antichambre mais aucune porte, jamais, ne s’ouvrirait sur la lumière.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Petite Géographie Vagabonde -1 de Martine Gasnier

Par Le 01/06/2020

Élise s’était installée « via dell'amore », une rue où le temps a refusé de poursuivre sa course pour permettre à l’homme de se sentir immortel. Insouciante, elle a oublié de surveiller son cœur qui s’est vite mis à faire l’école buissonnière. Il a d’abord écouté les mots sucrés murmurés par un voisin timide qui frémissait de son audace, peut-être même l’a-t-il encouragé à poursuivre avant de se lasser de ces interminables balbutiements. Quelques maisons plus loin vivait un peintre dont l’atelier apparut à ce cœur vagabond comme la promesse d’un miracle. Il entra et fut immédiatement fasciné par le désordre tout éclaboussé de couleurs qui régnait là. Des toiles inachevées côtoyaient de vieux chiffons saturés de taches et des piles d’annuaires téléphoniques poussiéreux, lien symbolique et peut-être rassurant avec le monde du dehors. Le maître des lieux l’invita à rester, il accepta et vécut dès lors une histoire peuplée des fantasmes de l’artiste. Les premiers temps, il en éprouva du bonheur ; attentif et doux il soignait des états d’âme qui, un jour pourtant, lui devinrent insupportables. Il s’enfuit un soir d’été, aiguillonné par la musique que déversait une fenêtre ouverte et prêt à tout pour quelque flirt sur l’une de ces chansons sentimentales qui lui faisait battre la chamade. Il se perdit quelque temps entre jamais et toujours, s’émut, pleura un peu et finit par songer au retour. Élise l’a retrouvé un matin sur le seuil de sa maison, elle lui a ouvert en souriant, l’air un peu coupable son cœur s’est excusé d'une aussi longue absence et a promis de ne pas recommencer.

Martine Gasnier vous livrera chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020