Couv Le crâne de MozartLe Crâne de Mozart

Extrait du roman d’Hervé Mestron

Comme on apprend à lire et à compter, Sofia Von Born s’initie à l’étude des symboles au sein d’un atelier mixte que lui a conseillé Lewat, un ami de la famille. Mozart est passé par là avant moi, se dit-elle, mon père, mon grand-père et tous les autres, je suis assise à la place qui fut la leur.
Au bout de plusieurs années, le chemin parcouru lui semble infime mais une énergie nouvelle est née en elle, une sorte de projet cosmique : travailler sur le dépassement de soi pour atteindre la crête de l’amour universel. Oui, réussir à s’aimer soi-même afin de répandre la bienveillance, quel programme, mon cher papa !
En étudiant la trajectoire de Mozart, il est impossible de ne pas prendre en compte l’influence de la franc-maçonnerie car plusieurs compositions lui sont consacrées. Ses amitiés y sont reliées, tout comme les dédicataires de ses œuvres, le clarinettiste Stadler ou même le mystérieux Walsegg (pour lequel il écrira le Requiem), tous deux membres de sa loge.
Dans une Fraternelle musicale réunissant des sœurs et des frères issus de diverses obédiences, Sofia rencontre des chercheurs, des musicologues qui, comme elle, traquent les zones d’ombre du compositeur autrichien. Sa grande surprise reste néanmoins sa rencontre avec son directeur de thèse qu’elle est invitée à tutoyer sans détour.
Quelque temps plus tard, à Vienne, en Autriche, devant un parterre de journalistes et de scientifiques, Anton Friedrich, président du Mozart Museum, soulève le voile qui recouvre la cloche de verre. Les invités découvrent alors l’un des crânes les plus célèbres de l’histoire, celui de Wolfgang Amadeus Mozart. Les photos étant exceptionnellement autorisées, le groupe mitraille la relique sous tous les angles, comme pour en extraire une émotion. À un moment, un téléphone portable entonne la Marche turque, jouée prestissimo. Cela fait sourire.
Friedrich rebondit aussitôt :
— Mozart, ici présent, peut-il encore entendre ce qu’il a lui-même composé il y a deux cent cinquante ans ?
Le regard de Tyson est happé par ce crâne. En tant que médecin légiste, il a surtout travaillé sur les chairs et les tissus, et cette dépouille nue soulève une énigme alcaline : représente-t-elle la vie, ou la mort ? Pour lui, elle incarne bien autre chose et il cherche à contrôler son émotion. Pour se calmer, il sort fumer une cigarette. Pendant ce temps, Friedrich invite le groupe à prendre place dans une salle de conférences attenante.
— Nous avons le plaisir aujourd’hui d’apporter de nouvelles certitudes concernant les études menées sur le crâne de Wolfgang Amadeus Mozart, commence Friedrich. Ce travail, qui aura duré trois ans, a permis de détecter des particules minérales et végétales, ainsi que la présence de collagène et de tissu cérébral. En plus du scanner, le crâne a été soumis aux microanalyses et au microscope électronique à balayage. L’équipe de scientifiques dirigée par le professeur Livensky, ici présent, a constaté que le crâne présentait une anomalie rare, une craniosténose due à la fermeture prématurée du joint métopique. Cette fermeture n’a pas empêché le développement du cerveau et a entraîné plusieurs phénomènes qui font que la boîte crânienne, qui présente une bosse, est reconnaissable même deux cent cinquante ans après la mort. D’ailleurs, en examinant les tableaux, dont celui peint à l’huile par Joseph Lange, son beau-frère, on peut remarquer ce bombement particulier sur le front de Mozart. Je laisse maintenant la parole au professeur Livensky.
Un petit homme moustachu apparaît sur l’estrade, devant l’écran géant.
— Oui, en effet, Mozart est sans aucun doute tombé et s’est heurté le côté gauche de la tête. Survenue plusieurs mois après la chute, la mort serait due à un hématome extradural. Un trait de fracture, l’empreinte remodelée des vaisseaux méningés et de l’hématome, ainsi que des amincissements, sont visibles sur la paroi interne du crâne. Vous voyez ici ? La fracture temporopariétale n’aurait pas eu de conséquences immédiates mais elle aurait pu conduire Wolfgang au coma, même si elle s’est produite quelques mois avant. Mozart aurait pu faire une chute bénigne, de cheval par exemple, et ne pas s’en sentir plus incommodé que cela. Les vibrations produites par le choc ont conduit à des déchirures à l’intérieur de la tête, dont l’os a gardé la trace. Regardez, là : la fracture irradiée mesure environ cinq centimètres, sollicitant l’élasticité de l’os. L’impact a modifié la courbure du crâne au point touché, par aplatissement. Il en a résulté, dans le plan perpendiculaire à la force, une traction avec rupture. Les premiers indices se manifestent au printemps 1790 : maux de tête, incapacité de supporter le bruit, chutes, vertiges… Un des médecins du compositeur déclara qu’il avait un dépôt dans la tête et qu’il était perdu. Enfin, grâce à une méthode utilisée en médecine légale et fondée sur la détermination des parties molles recouvrant les os du visage, il a été possible, avec le microscope électronique à balayage, de remodeler dans le plâtre les traits du maître.
Livensky boit rapidement de l’eau avant de poursuivre :
— Que nous disent les tableaux ? L’homme était petit, 1 m 50 environ. Il était frêle bien qu’un peu replet. Il était blond avec des yeux bleu clair à fleur de tête. Ce front étant vertical, la dentition laissant apparaître des incisives en avant, et la face présentant un nez proéminent. Nous avons pu ainsi réaliser le premier buste authentique, puis un second façonné en bois recouvert de feuilles d’or. Le détail des investigations illustrées de photographies, ainsi que le moulage terminé, feront l’objet d’une exposition à l’Unité de médecine légale de Vienne. Pour l’anecdote, j’ajouterais qu’on a découvert en même temps, toujours grâce au microscope électronique à balayage, que Mozart faisait un usage fréquent de cure-dents, si l’on en juge les fines rayures aux collets des canines et des premières prémolaires…
Une main se lève dans l’assemblée. Une journaliste de la BBC.
— Avez-vous eu accès au rapport médical de l’époque ?
Livensky sourit pour montrer qu’il est prêt à affronter les questions pernicieuses.
— Le médecin traitant de Mozart, le docteur Closset, a diagnostiqué un « deposito alla testa », ce qui correspond à l’expression « transport au cerveau » utilisée en français à l’époque. Ce terme ne signifiait pas une complication encéphalique, mais décrivait un état de délire dû, soit à une fièvre élevée, soit à une infection grave, soit encore à un état psychotique. Les médecins utilisaient encore ce terme pour un ensemble de processus morbides qui touchaient un organe ou une fonction vitale, et dont l’issue était fatale.
— Quels actes a pratiqués le docteur Closset ? demande Tyson, qui vient de réapparaître au fond de la salle, comme s’il s’était perdu en route dans les couloirs du musée.
— Eh bien… le docteur Closset lui a administré des saignées afin de soustraire les humeurs peccantes, ce qui lui a en réalité soustrait la moitié de la masse sanguine. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant qu’une infection sérieuse, ou même bénigne, se soit terminée de manière fatale. Ce qui est clair, c’est que la mort de Mozart est due à une affection aiguë qui répond à des facteurs multiples : surmenage, infection, automédications et traitements médicaux agressifs et inefficaces, conditions d’hygiène défectueuses, etc. Je dois aussi admettre que la littérature médicale s’en est donné à cœur joie pendant des années. En effet, Mozart aurait été victime au cours de sa brève existence de, excusez du peu : rachitisme, pellagre, choléra, fièvre jaune, rhumatisme juvénile, hydrocéphalie, coliques biliaires, ulcère duodénal perforé, strabisme, myopie ou hypermétropie, hallucinations visuelles et auditives, hyper ou hypothyroïdie, syndrome de Stevens-Johnson, labyrinthite, surdité de l’oreille gauche… et j’en passe ! Libre à chacun d’allonger la liste. Il va de soi que la probabilité de chacun de ces diagnostics est inversement proportionnelle à leur nombre et que plus ce nombre augmente, plus la plausibilité de chacune de ces hypothèses diminue.
Une journaliste de La Stampa demande la parole.
— Comment en est-on arrivé à une telle inflation de diagnostics ?
— La plupart des auteurs se sont appuyés sur des sources secondaires sans forcément prendre connaissance des sources primaires, car celles-ci étaient en langue allemande du XVIIIe siècle, voire en dialecte autrichien et étaient difficilement accessibles. Mais je crois que c’est surtout le manque de sérieux qui a présidé à ce que vous appelez cette « inflation de diagnostics ».
Au bout de la rangée, une musicologue américaine lève la main. Ses yeux brillent d’un éclat translucide. Elle est aveugle.
— A-t-il été empoisonné ou non ? demande-t-elle.
— Qui aurait pu lui en vouloir ? intervient Friedrich, en grimpant sur l’estrade.
— Salieri, par exemple ?
— Vous savez comme moi qu’il s’agit d’une invention de dramaturge. Si le film a grandement favorisé la diffusion, si besoin était, de l’œuvre de Mozart, il a aussi laissé se propager une légende tenace. Souvenez-vous, cela a commencé dans les années quatre-vingt, à Paris, au Théâtre Marigny, avec la nouvelle pièce du dramaturge anglais Peter Shaffer, Amadeus, dans laquelle Roman Polanski incarnait le jeune Amadeus, et François Périer, le vieil Antonio Salieri. C’était ni plus ni moins une pièce de Pouchkine que Peter Shaffer avait plus ou moins réécrite. Et voilà que la thèse de l’empoisonnement réapparaît, d’autant qu’elle est ensuite reprise dans le film du même nom réalisé par Milos Forman et dont le succès a été international. Depuis, on s’imagine Mozart en joyeux hurluberlu, voire punk, s’esclaffant devant les notables de l’aristocratie habsbourgeoise. Un Wolfgang superficiel, désinvolte et arrogant, que son prétendu concurrent Antonio Salieri aurait alors empoisonné ! Il faut savoir que le sort de Salieri à la cour était beaucoup plus enviable que celui de Mozart ! Salieri était un musicien officiel doté de hautes fonctions, ce qui n’a jamais été le cas de Mozart. Mais à présent, grâce aux progrès de nos équipes, nous sommes capables de faire parler le passé afin de mieux comprendre, aujourd’hui, qui était Wolfgang Amadeus Mozart.

***

Le secret instrumental interdit à tout instrument de communiquer à des tiers des informations sur son instrumentiste. Avant d’être lâchés dans le bain des concerts, les violons et altos de Stradivari ont tous signé cette charte de confidentialité, moi comme les autres, du reste avec une certaine fierté, et j’ai vécu de nombreuses années sans imaginer que je pourrais un jour transgresser cette règle. Tant de livres ont été écrits sur Amadeus par des personnes qui ne l’ont pas connu, qui n’ont jamais croisé ses yeux émerveillés, qu’il me semble utile de rappeler que le compositeur, malgré ses 35 ans, s’est éteint dans ses habits d’enfant. Son cercueil n’était d’ailleurs pas très long, de la taille d’un violoncelle de Mittenwald.
Je suis son interprète lorsqu’il veut exprimer des sentiments intraduisibles avec des mots. Je le connais sans doute mieux que je ne me connais moi-même. L’alto comprend tout de son altiste, même ce qu’il ne dit pas. Il sait tout de lui, au-delà de ce qu’il est capable de cacher. C’était il y a bien longtemps. Deux cent cinquante ans d’histoire nous relient, lui et moi, au-delà du cycle profane du temps.
Personne n’écoute jamais réellement un alto. L’alto se devine, l’alto se cherche dans l’harmonie du clair-obscur. On veut voir ce qui est visible, mais souvent, ce qui n’apparaît pas tout de suite est bien plus beau encore.
Ce sont les événements qui me poussent à m’exprimer, sinon comment aurais-je pu envisager de trahir le secret ? Lorsque l’histoire vole en éclats, lorsqu’il faut rassembler l’éparpillement de la vérité, il faut alors un ange pour ramasser les morceaux. Ah, quel bilan de vie ! Je me souviens de ma fierté le jour où un groupe bancaire s’est intéressé à moi.
Après la mort de Wolfgang, je suis resté celui que j’étais, c’est-à-dire un alto fabriqué par Stradivari et convoité par les plus grands. Un instrument premium. On me prête aujourd’hui pour des tournées de concerts comme on louerait une limousine pour un mariage, champagne compris.
Personne n’a jamais côtoyé Amadeus comme j’ai pu moi-même le fréquenter dans son intimité absolue et sensorielle. Ce que l’on raconte sur lui me paraît si loin de l’essentiel que j’ai l’impression que tout est organisé pour fabriquer du spectacle.
Il s’est marié à Vienne pour se prouver qu’il n’était plus l’enfant conciliant de Salzbourg. Il est devenu père de famille à six reprises. Cela n’est pas suffisant pour atténuer son sentiment d’infériorité vis-à-vis des princes, et l’âge adulte ne lui permet pas de faire oublier au public l’image de l’enfant prodige qu’il a été. Pourtant il est vain aujourd’hui de vouloir demander à l’empereur de le prendre sur ses genoux.
Tout a été raconté sur Mozart pour obtenir un portrait énigmatique et aussi peu ressemblant : enfant précoce mort à 35 ans des suites d’une maladie inexpliquée et pour des raisons tout aussi mystérieuses. Personne d’autre que lui n’a fait l’objet d’autant de diagnostics entourant les circonstances de son décès prématuré. Comment doit mourir un génie sinon durant la sainte écriture de son Requiem ?
L’étude seule des tableaux, dont rares sont ceux réalisés en présence de l’intéressé, ne permet aucune investigation sérieuse. Sur celui peint à l’huile par son beau-frère, Joseph Lange, on découvre un bombement particulier au niveau du front. Les incisives sont quelque peu en avant, le visage accuse un nez proéminent, enrhumé. Que ceux qui ont cru percer le mystère de Mozart à travers ces esquisses incomplètes ne se réjouissent pas trop vite, car ils sont loin du compte.
Mozart est mort comme des milliers de soldats sur le champ de bataille. Il est délicat de prononcer le nom du responsable indirect des nombreux décès et en particulier celui de Mozart : Gerard van Swieten, médecin personnel de l’impératrice Marie-Thérèse et père du Baron Gottfried Van Swieten, grand ami de Wolfgang.
Ce scientifique hollandais autorise pendant la guerre prussienne de 1740 l’utilisation d’un élixir antiparasitaire qui calme efficacement les atroces douleurs de la fièvre militaire, dont les derniers symptômes sont un goût ferreux dans la bouche, température du corps élevée avec forte migraine, enflure des mains et des pieds, douleurs lombaires, vomissements et tremblements violents suivis de pertes de connaissance. Mozart n’a pas fait la guerre mais il absorbe à outrance cette substance mercurielle plus connue sous le nom de code : Liqueur Van Swieten. À cette époque, aucun décret ne condamne ce médicament populaire. Et, en voulant se soigner, Wolfgang ne fait que précipiter son trépas, sous le regard impuissant de Constance. Mais de quel mal souffre exactement Mozart ? Cette maladie n’est pas nommée dans l’entourage du compositeur. On tente de soigner les effets secondaires avec un remède de cheval pour ne pas voir ou ne pas entendre l’inavouable réalité qui frappe les hommes de cette époque, tous milieux confondus : la syphilis.
Sous le règne de l’impératrice Marie-Thérèse, les Viennois se disputent les emplacements disponibles dans les cimetières. Les inhumations de première classe sont réservées aux nobles. Sinon, on économise toute une vie pour se payer un enterrement correct. L’Église prospère grâce au montant des rites funéraires qu’elle impose pour garantir la vie éternelle. Mais les enfants jouent dans les cimetières et les cours des églises, au milieu des ossements de leurs ancêtres qui, avec la pluie et la neige, refluent à la surface. Joseph II légifère pour déplacer les cimetières extra-muros afin de prévenir des risques sanitaires majeurs. Cela explique pourquoi Mozart aurait été enterré en dehors de Vienne.
En 1791, un enterrement de troisième classe équivaut à une fosse communautaire. Huit florins, cinquante-six kreuzers, plus trois florins pour le transport. Les dépouilles sont saupoudrées de chaux vive et de terre avant d’être balayées quelques années plus tard pour laisser place à d’autres inhumations. Aucun rituel cérémoniel n’est mis en place par les autorités de l’Empire. Aucun service municipal n’a jamais pu fournir le moindre document concernant l’emplacement exact de la fosse de Mozart. Des scénarios lugubres ont circulé, des fossoyeurs auraient retrouvé puis caché la relique avant de la restituer à l’État. Mais pour autant, nul ne retrouve jamais la trace du compositeur dans les profondeurs du cimetière Sankt Marx de Vienne. On lui érige toutefois un caveau qui demeurera en quelque sorte celui du musicien inconnu.
Des expérimentations sur les méthodes d’analyse de l’ADN mitochondrial apportent du sang neuf aux recherches sur l’hérédité. L’exploitation de cet ADN peut enfin rendre possible l’analyse d’échantillons vieux et très dégradés. Et dès les années 2000, la mise en place de méthodes de travail industrielles permet d’augmenter le rendement et de répondre aux demandes croissantes des services de police.
Le crâne de Mozart n’échappe pas aux tests, et les résultats donnent le sentiment qu’une page de l’histoire est en train de se fissurer. Une dépêche AFP divulgue sobrement l’information. L’ADN du crâne supposé être celui du compositeur, conservé depuis 1902 au Mozart Museum de Vienne, et les échantillons prélevés sur des squelettes que l’on croyait être ceux de la grand-mère Euphosina et de la nièce Jeannette de Wolfgang Amadeus Mozart, montrent sans contestation qu’il n’existe aucun lien de parenté entre ces trois personnes, ce qui rend impossible, en l’absence de référent, d’authentifier celui-ci. Ces exhumations, menées en 2004 et 2005 et désavouées par l’Église catholique, ont été vivement critiquées par l’historienne Brigitte H., qui a estimé qu’on avait attenté au repos des morts pour se faire de la publicité en cette année de commémoration. Depuis, l’histoire est retournée dans les ténèbres.

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