Résidence en Normandie
Extrait des nouvelles d’Hervé Mestron
L’annonce
Au commencement il y a eu ce nom, Potigny. J’ai trouvé cela gracieux comme un Allegro de Vivaldi. À l’évocation de ce prêtre qui vivait dans le frou-frou des orphelines, j’ai la paupière auditive qui se soulève. Potigny. Ce subtil « gneu » en troisième syllabe enveloppe le « i » d’une ombre sensuelle. On a envie de le susurrer ce nom, se le répéter en silence. Prononcé rapidement et avec une certaine exaltation, cela sonne aussi comme une espièglerie. Potigny ! Potigny ! Donc, au début, ç’a été le flash sur le nom et puis je suis tombé sur un article dans Libération, édition du jeudi 2 septembre 2010, signé Édouard Launet :
« Potigny ou rien.
… Il fut un temps où le jeune écrivain voulait être “Chateaubriand ou rien”. Il était décidé à faire table rase de la vieille littérature. Le jeune écrivain voulait anéantir la langue pour la faire renaître. Il serait Lautréamont, ou Céline, ou personne. Il se taillerait un chemin de gloire à coups de plume. À nous deux, Paris ! Les temps ont sensiblement changé. Le roman n’offre plus de nouveaux horizons. Le commerce du livre triomphe, le conseiller Pôle Emploi du jeune écrivain s’impatiente. L’ambition n’est plus l’immortalité ou la révolution, mais la survie. Il faudrait crier : “Je veux être Guillaume Musso ou rien”, mais les mots restent coincés dans la gorge. Le jeune écrivain arrive au moins cinquante ans trop tard. Désormais, l’objectif du jeune écrivain est de décrocher une “résidence d’écriture”. Pas à la Villa Médicis où les places sont trop chères, ni même au collège de Villeneuve-lès-Maguelone (Hérault) où la concurrence est féroce. Non, il voudrait juste une petite résidence discrète en province où, pour quelques semaines, il pourrait faire comme s’il gagnait vraiment sa vie avec sa prose, et comme si la littérature avait encore un avenir. Est-ce trop demander ?
Nous sommes heureux de lui apprendre que la communauté de communes du Pays de Falaise offre l’an prochain une “résidence d’écriture jeunesse” en Basse-Normandie. Sa durée sera de quatre-vingt-dix jours à caser entre le 15 janvier et le 15 juin. “L’auteur sera hébergé en appartement à Potigny, commune de 1800 habitants, précise l’appel à candidature. Son attention est attirée sur le fait que le logement est situé sur un territoire rural.” Nous traduisons : Potigny (Calvados) est un triste bout du monde qui ne peut prendre le risque d’accueillir un littérateur suicidaire. “En dehors de son travail de création, l’auteur acceptera de consacrer un tiers de son temps à des actions d’animation et de médiation : atelier d’écriture en milieu scolaire, rencontres lors du salon du livre de la région, etc.” Ainsi les écoliers de la communauté de communes du Pays de Falaise pourront-ils voir quel genre de déchéance attend ceux qui auraient l’idée saugrenue de consacrer leur vie à l’écriture, plutôt que de devenir concepteur de jeux vidéo ou technico-commercial. L’auteur se verra attribuer 8 000 euros pour les quatre-vingt-dix jours de résidence. Pas mal, car l’auteur sera aussi logé, nourri et défrayé de ses déplacements.
Mais attention : elle sera grande, à chaque instant, la tentation de fourrer sa valise dans le coffre et de décamper par la N158 quatre-voies qui vient opportunément frôler le village. S’enfuir, d’accord. Mais pour aller où ? Pour faire quoi ? S’il faut un lieu pour en terminer avec la littérature, pourquoi pas Potigny. On y ressent aussi bien qu’ailleurs la vacuité de ce début de siècle, l’essoufflement de l’art romanesque et la rigueur du temps. Potigny, Potigny ! Ô terrible village / Où crèvent les illusions de nos jeunes années / Mais il ne sert à rien de se mettre à pleurer / L’important désormais : éviter le chômage. À nous deux, Potigny ! »
Clair, je remercie monsieur Édouard Launet de m’avoir vendu le paradis de cet essoufflement romanesque. Évocation de la N158, jumelle astrale de la ténébreuse A26 de feu mon ami Pascal Garnier. Puis cette menace constante du chômage, c’est merveilleux. Reste le plus lyrique : « Potigny (Calvados) est un triste bout du monde qui ne peut prendre le risque d’accueillir un littérateur suicidaire ». Là, je me suis dit, mon cher Hervé, ce truc est pour toi. J’ai consulté une carte de France. Les falaises n’étaient pas loin. Potigny, capitale du suicide. Sur le papier, finir en beauté dans un bled paumé, c’était idéal. J’ai aussitôt envoyé mon dossier. En PDF.
Sélection des candidats
Beaucoup d’auteurs ne savent pas construire un dossier. On ne peut pas être bon partout. Il ne faut pas se contenter de mettre la date en haut à droite en essayant de ne pas se tromper d’année. Par exemple, pour un dossier rural, ne vous sentez pas obligé(e) de mentionner votre attrait pour la traite des vaches ou la conduite d’un tracteur, vous risqueriez de passer pour un(e) Parisien(e) qui se la pète. Pas besoin non plus, pour faire genre, d’en rajouter sur vos pulsions suicidaires, les gens finiront bien par s’en apercevoir le jour où ils viendront vous chercher pour un atelier d’écriture et qu’ils vous trouveront pendu à votre téléphone portable.
Il ne faut pas se mentir. Un auteur en résidence, c’est quoi ? Eh bien écoute, moi je crois que c’est quelqu’un censé apporter une sorte de cohésion sociale, comme dans la série L’Instit. Tu n’as peut-être pas l’âge d’avoir connu L’Instit. Mais en gros, il faut faire comme lui. Tout pareil. Vous arrivez à moto, vous repérez dans la classe le môme qui ne va pas bien, vous tirez les vers du nez des voisins, puis des parents, et quand vous repartez, tout est réglé. Le gosse est prêt pour Sciences-Po. Après votre départ, rien ne sera plus jamais comme avant.
Dans le dossier, il y a deux parties : l’une destinée à votre projet de médiation, l’autre à votre projet littéraire, appelé aussi projet personnel. Ce sont deux cases bien distinctes, ne vous trompez pas. Projet de médiation, ça veut dire quoi ? Vous pouvez par exemple organiser un tournoi de foot dans une maison de retraite. Avec bien sûr un atelier d’écriture à la mi-temps et des consignes littéraires précises, style écrire un texte sans les lettres AVC, un truc oulipien, quoi. Ce qu’on vous demande, c’est d’apporter du rêve, pas des médocs ni des béquilles. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise idée. Il y a seulement la façon dont on entend mener le projet, sa pertinence. Une année, j’étais en résidence à Lyon, j’ai proposé de faire écrire les animaux du zoo de la Tête d’Or. J’ai expliqué que ce qu’Olivier Messian avait réalisé avec les oiseaux, moi je pouvais le faire avec les hippopotames : trouver la notation ad hoc pour transcrire leur langage. La DRAC a dit banco. « Après le passage d’Hervé Mestron, les animaux ne seront plus tout à fait comme avant. »
La médiation doit ressembler à son auteur, être l’expression de son aura ou de son surmoi. La médiation, c’est ce flux tendu entre vous et un public focalisé sur votre action. Il y a dans la médiation une part d’aléatoire nécessaire à la poésie. Vous pouvez construire de belles phrases de temps en temps, sans trop vous éloigner pour autant de l’essentiel. Vous seul savez que l’écriture dépasse les limites de la personne. Essayer de sentir, lors de ces interminables ateliers d’écriture fréquentés par des institutrices à la retraite, l’insondable vacuité de nos désirs. Elles viennent pour écrire en groupe, elles viennent se raconter. Elles ont laissé leur mari devant la télé, et elles sont là, en face de vous, et certaines suçotent le capuchon de leur stylo. Elles attendent un mot, une contrainte, pour démarrer. Elles ont préparé une tarte pour la pause, avec une thermos de café. Avec leur feuille blanche, elles veulent aller là où plus personne ne les attend. Et parfois elles écrivent des choses si terribles que l’envie vous prend de pleurer dans leurs bras. Et vous assistez à tout ce déballage intime qui vous secoue les tripes, presque sans intervenir, seulement en étant là, en les regardant vivre quelque chose qu’elles recherchent encore, la petite voix de leur âme.
Dans la catégorie des médiations à éviter, même si elles paraissent, du moins sur le papier, potentiellement jouables, nous trouvons par exemple l’atelier d’écriture avec des caissières de supermarché un vendredi soir. Dans l’idée, c’est impec. On pense que les filles vont cracher leur ras-le-bol sans se faire prier. C’est faux. Elles se foutent complètement de votre atelier d’écriture. Vous ne pouvez pas soutenir leur regard. Vous avez honte d’être là avec votre petite veste noire d’écrivain bobo. Donc Carrefour, laissez tomber.
L’atelier d’écriture à la morgue est intellectuellement intéressant, mais, quand même, fastidieux à mettre en place, et les familles peuvent vous accuser de prendre les corps en otage. Quant à la transmission du goût de l’écriture à un groupe d’analphabètes, soyons clair, c’est super mignon, carrément trop chou, mais bon courage.
En règle générale, l’écriture ne vous donne pas le droit d’entrer n’importe où. Il vous incombera parfois de susciter le désir de votre public. Mais si la porte reste fermée, n’insistez pas. Ne confondez pas médiation culturelle et visite d’huissier.
Nous découvrons ainsi les perspectives imposées à l’auteur qui requièrent une palette infinie de talents, et surtout des appétences à la communication, à l’empathie, et même à la pédagogie. Vous êtes désiré comme le messie. Vous devez accomplir des miracles. On attend que vous puissiez livrer quelques secrets, des pistes de réflexion. On va vous demander d’expliquer des choses inexplicables et vous devrez néanmoins exprimer l’inexprimable, car vous seul êtes en mesure d’honorer ce truc de fou.
Vous vous demanderez souvent quelle part de vous il faut mettre en avant, la personne ou l’auteur, ou bien justement cette troisième tête qui n’existe pas, tout en étant là, omniprésente, entre ciel et terre. Vous entrez dans une phase de représentation qui n’est pas littéraire à première vue mais qui pourtant s’inscrit dans un ensemble de repères, qui définissent globalement le rôle de l’auteur dans la cité. Le livre vous donne une légitimité qui peut parfois vous dépasser et même vous griser. À vous de savoir qui vous êtes.
Tu as toujours un auteur qui tombe dans le piège. Tu le vois avec son chapeau noir se promener dans les rues d’un village paumé, l’air grave et inspiré, à la recherche d’un troquet. La mort dans l’âme, il découvre un endroit encore plus glauque que le pire kebab de la périphérie de Gagny. Juste, ce qui est pareil, c’est la grande télé, avec BFM, qui diffuse des images de guerre pendant qu’un texte en bas défile pour signaler un mouvement social dans le nord de la France. L’auteur a alors deux possibilités, boire ou se coucher tôt, gamma Gt ou enzymes du sommeil. En fait, s’il avait une voiture, il rentrerait aussitôt à Paris, quitte à dormir sur la route.
Projet artistique
Projet littéraire ou personnel. Vous pouvez présenter le projet d’un roman que vous n’avez pas encore écrit, que vous rêvez d’écrire, que vous n’écrirez jamais. On risque de vous demander un synopsis, même succinct, et on vous fait confiance pour gérer une langue pseudoscientifique expliquant l’architecture d’un plan qui n’existe pas encore.
Rien ne dit que celles et ceux qui ont un projet en cours accepteront de dévoiler ce qui appartient toujours au domaine de l’expérimentation. À ce niveau, sentez-vous totalement libre de protéger ce qui vous paraît encore trop fragile pour être montré. L’option parfois pratiquée est de proposer quelque chose que vous avez déjà écrit. Ainsi vous êtes sûr, une fois sur place, d’avoir de la matière à présenter en fin de résidence et de ne pas tourner en rond à la recherche d’une idée. C’est ainsi que certains auteurs font croire qu’ils sont en train d’écrire, alors qu’en réalité, ils ont déjà écrit. Alors la résidence d’écriture devient la résidence de la relecture, l’étape où, dit-on, les effets de l’alchimie vont se révéler ou non dans la poussière dérisoire des mots.
Les résultats
Il faudra patienter un mois ou deux avant la réponse. Et un jour une voix féminine me téléphone. C’est la responsable de la résidence. Elle a une voix très douce. Elle me dit que mon dossier fait partie de ceux qui ont été retenus et que je suis convoqué pour un entretien. Je ne suis pas chaud du tout. Elle s’appelle Jennifer et elle insiste. Il y aura douze personnes dans le jury. On aime beaucoup vos livres, qu’elle ajoute. Je viendrai vous chercher à la gare puis nous irons déjeuner avant l’entretien à la mairie de Potigny. Je serai avec Carlotta, ma collègue.
Ça me gratouille un peu partout. J’articule quelque chose que je ne comprends pas moi-même, et elle me répond : « Parfait, à jeudi, Hervé ! » Je raccroche. Le combiné, pas les crampons.
Bien préparer l’entretien
Je me suis longtemps interrogé sur quoi allaient porter les questions. Mais je m’étais préparé comme un G.I. Le but n’était pas de bien répondre aux questions, mais d’offrir des réponses qui valaient le détour.
Je viens d’une famille de loosers. Chez nous, on est looser de père en fils. Ça se transmet de la même façon que l’ébénisterie. Comme disait mon père, la loose est un art de vivre. Enfant, j’ai compris que je devais taire le 16 en maths, a fortiori le 18. Pour faire plaisir à mon père, je devais choper le 4/20, décoré d’une appréciation acerbe du prof, style : « Hervé est un fumiste ». Et là, il était content mon daron. Il me prenait dans ses bras en susurrant, les larmes aux yeux, c’est bien mon fils. Et quand ma mère arrivait, il claironnait avec fierté : « Hervé s’est encore pris un carton en maths ! » On a fêté mes ratages au certificat d’études, au BEPC, et au Bac. On allait au resto chaque fois. Ensuite ç’a été pareil avec les filles. Quand je me faisais plaquer, c’était nouba à la maison.
Et puis quand mes parents sont morts, je me suis senti si seul que je suis resté enfermé des années avec des livres. Mon père n’était plus là pour m’encourager à la glandouille. Tout seul je n’étais pas sûr d’y arriver. Alors j’ai été pris dans une sorte d’engrenage. J’ai commencé avec un roman, je l’ai lu en une nuit. Et puis le lendemain, j’ai recommencé. J’étais complètement livré à moi-même. Je me raccrochais aux histoires que je lisais. Je n’avais aucun recul, aucune conscience de l’addiction dans laquelle j’étais tombé. J’ai vendu les meubles, la maison, le lapin nain et ma brosse à dents électrique, et un matin, je me suis retrouvé à la rue. Mes parents devaient être fiers de moi. Je souriais béatement.
***
J’étais très motivé pour passer cet entretien. Je suis arrivé habillé en Guerrisold, la classe. Je visais haut. Je voulais les impressionner pour être recalé dans une sorte d’élan unanime. Pour m’aider, j’ai repensé à ma scolarité. Au début de l’entretien, j’ai commencé par mettre tout le monde mal à l’aise en éclatant en sanglots. Jennifer et Carlotta ont sorti des mouchoirs en papier. Une dame du ministère semblait fascinée par mes chaussettes dépareillées. Elle aussi s’était collé un mouchoir sous le nez. Je tiens ça de mon père. Au moindre coup de stress, je transpire des pieds. Je suis comme ces animaux qui, lorsqu’ils ont peur, lâchent des gaz. J’ai cru que la conseillère du centre régional du livre allait tourner de l’œil. Le maire a demandé qu’on ouvre une fenêtre. Ça commençait super bien. Ensuite il y a eu une sorte de brouillard, un flot de questions sur ma vie, mon œuvre, mes perspectives médiatrices, mon expérience des ateliers d’écriture, mon rapport à la choucroute et mon amour des lapins nains. Puis à la fin ils m’ont gentiment remercié et le duo Jennifer et Carlotta m’a raccompagné à la gare dans un silence de corbillard.
Une fois dans le train, j’ai poussé un gros soupir de soulagement. J’avais encore les chaussettes mouillées suite à cette transpiration surabondante. Mais je repartais, le cœur léger, l’esprit plus loose que jamais. Les moments forts de l’entretien me revenaient en mémoire. J’avais beaucoup parlé de mes parents et de ma façon de préparer les chats en daube. À un moment, une dame du Relais Culturel avait noté quelque chose sur sa feuille, à coup sûr ma recette du matou à la provençale, et elle avait souri quand j’avais précisé qu’il fallait rajouter une petite cuillère de miel en fin de cuisson.
C’est dur d’essayer de tout rater dans la vie, car c’est vouloir atteindre un but. Il faut toujours être sur le qui-vive, hyper concentré. Je me souviens du permis de conduire, c’était un matin de printemps, et je ne sais pas pourquoi, j’étais plutôt bien dans mes pompes. Ce jour-là, j’ai failli réussir ce que je m’étais pourtant promis de rater. Ouh là ! J’ai été à deux doigts de repartir avec le petit papier rouge. J’avais fait preuve d’audace et de perspicacité dans ma conduite. Honteux. Heureusement, vers la fin, j’ai grillé un feu rouge avec l’énergie du vainqueur. Mais ç’a été une alerte. J’ai pris conscience qu’il ne fallait jamais baisser les bras lorsqu’on veut atteindre ses objectifs. La loose, comme le violoncelle, exige un entraînement quotidien. Et puis il y a des défis plus faciles que d’autres. Il est bon parfois d’y retourner pour se remonter le moral. Quand j’ai besoin de me prouver que je suis un véritable looser de souche, je m’inscris en candidat libre au Bac. Le fait de chaque fois le rater, et depuis des années, me procure un sentiment d’intense satisfaction. Ça flatte mon ego pendant trois semaines. Presque un mois durant lequel je me sens étrangement relié au cosmos.
Mon portable a vibré au moment où le train entrait en gare Saint-Lazare. C’était Jennifer. Avec sa voix douce, comme pour ne pas me heurter, elle m’a annoncé la mauvaise nouvelle. J’étais l’heureux gagnant. « Alors Hervé, content ? » J’ai répondu par l’affirmative pour ne pas la décevoir tout en demandant s’il n’y avait pas une erreur. Jennifer enfonçait le clou. Non, c’était bien moi qu’on désirait accueillir à Potigny, pour le plus grand plaisir de la commune et de ses habitants et de la littérature en général. Le bilan n’était pas totalement négatif. Même si j’allais partir en résidence, rien n’indiquait que cela allait forcément bien se passer. En bossant bien, je pouvais peut-être espérer foirer cette mission. Elle durait plusieurs mois. C’était bien le diable si je n’arrivais pas à rater quelque chose durant ce temps.
J’ai tergiversé sur la sorte de bagage que j’allais prendre pour partir en Normandie. Au final, j’ai utilisé mon sac Longchamp en y fourrant ma collection de caleçons avec des scènes de Botticelli et Michel-Ange imprimées dessus.
Est arrivé le jour du départ. J’ai essayé de ne pas rater le train, pour une fois. On ne gagne rien à commencer sur une fausse note. Je quittais Paris pour Potigny. Je courais au-devant de soucis nouveaux. Cette sensation de flou était délicieuse.
Les fantasmes, les dossiers, les entretiens, tout ça c’est facile. Il y a un moment où il faut savoir faire face au réel. Jennifer et Carlotta m’attendaient à la gare de Caen. Elles espéraient que mon appartement me conviendrait. Je sentais une certaine inquiétude. C’est un endroit un peu particulier, a dit Carlotta. Oui, mais charmant, a ajouté Jennifer.
On a roulé sur la N158 si chère à monsieur Launet chroniqueur à Libération. La nuit tombait vite en janvier à Potigny. Cinq minutes de Départementale après avoir quitté la Nationale bourrée de camions transportant des camemberts. Le calme absolu ensuite. À deux pas de la mairie se dressait une imposante bâtisse, le manoir, au cœur d’un parc clôturé par une grille en fer forgé.
— Voilà, Hervé, c’est là, ont annoncé Jennifer et Carlotta, d’une même voix.
Jennifer a ouvert la grille avec une grosse clé. Puis, au moment d’entrer, elle a dit :
— On espère que vous serez bien pour écrire.
La chaudière était en parfait état et l’électricité venait d’être refaite. Il y avait de la vaisselle dans les placards, et pas du bas de gamme, j’aime autant vous le dire. Je n’arrivais pas à prononcer un mot tant l’émotion était grande. J’étais reçu en seigneur.
— Oh, a dit Carlotta, il y a aussi une cave !
La cave en question, élégamment voûtée, abritait plusieurs centaines de bouteilles poussiéreuses.
— Cela vous convient ? a demandé timidement Jennifer. Peut-être auriez-vous préféré quelque chose de plus… contemporain ?
En proie à une vive exaltation, j’ai lancé :
— À nous deux, Potigny !
— Vous avez la wifi, a ajouté Carlotta, rassurée. Et des chaînes câblées. Vous avez besoin d’autre chose ?
Le frigo était plein. J’ai proposé à mes deux accompagnatrices de coucher avec moi dès le premier soir dans le grand lit, mais elles ont gentiment refusé l’invitation. Si les bibliothécaires devaient coucher avec tous les écrivains qu’elles rencontrent, où trouveraient-elles le temps de lire ?
— On viendra vous chercher demain à dix-sept heures, pour l’inauguration officielle de la résidence. Bonne nuit, Hervé !
Elles m’ont tendrement embrassé, comme deux mamans, avec une petite lueur pourpre sur les joues.
— Et ne buvez pas toute la cave le premier soir ! m’a lancé Jennifer, en montant dans sa voiture de fonction.
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