Extrait des chroniques d’Eugénie Poret Petrucci
Avant-Propos
À 80 ans, elle sortait de l’hôpital où elle avait été admise pour un accident vasculaire léger. J’ai trouvé ma mère prisonnière du lit médicalisé comme une tortue sacrifiée sur l’autel des commodités soignantes. Après l’avoir remise sur pied, la laissant reprendre ses esprits, je suis allée chercher quelques munitions : champagne, foie gras, saumon, douceurs et… rouge à lèvres dont elle s’est immédiatement emparée pour s’en parer, comme un acte de dignité retrouvée.
Dans le jardin gisait le lit médicalisé, qu’elle avait réduit en pièces très très détachées, et les couches se sont retrouvées dans la poubelle.
Quelques semaines plus tard, armée d’un balai, elle retirait la mousse qui envahissait les tuiles de son toit, au risque de l’endommager ; le risque n’était pas moindre… pour les voisins qui frôlèrent l’infarctus.
Jusqu’à cette grand-mère iranienne qui se pare de rouge à lèvres pour aller séduire le bon Dieu, les femmes ont marqué de rouge leurs lèvres comme un refus de se résigner à subir le sort qui leur était imposé.
Au lieu que d’avoir le cœur au bord des lèvres, elles ont choisi d’avoir la bouche en cœur ; là d’où ne sortent pas les paroles, il y a langage sous les habits de la séduction. Le sanguinaire Hitler détestait le rouge à lèvres, et en porter devint un symbole de résistance face à la dictature nazie.
Ces traces parlent des petites touches qui recouvrent parfois le tragique des existences avec le rouge de la vie qui appelle, qui marque, qui séduit, qui veut résister à l’inhumanité.
Eugénie PORET PETRUCCI
La grève de la fin
Entre la réforme des retraites ou le retrait de la réforme, ça swingue. Chacun sait qu’il bénéficie d’une obsolescence programmée, mais entre la vie en fin et la fin de vie, il reste de la marge. Car la vie enfin, c’est celle où, libérés de bien des contraintes, on a faim d’une existence pleine et entière, essayant de tracer un chemin d’émerveillement retrouvé. Et il faut s’accrocher aux vieilles branches, car les temps sont durs pour les seniors.
Voilà des mois qu’on revient sur la législation permettant de les suicider avec l’aide généreuse de ceux dont le rôle est de sauver les gens. Heureusement, ils ne sont pas d’accord.
Alors, allez chez ORPEA, vous y seriez déjà !
Faudrait faire gaffe car, n’ayant plus rien à perdre, on va faire la grève de la fin ; on va se démourir à tour de bras, faire les fous dans les rues, énerver les zénarques, retrouver nos feux de 20 ans pour guider vers l’espérance ces gamins qui veulent mourir à 13 ans.
Les gestes qui sauvent
C’était il y a bien longtemps, je promenais mon tout-petit dans sa poussette, lorsqu’une petite fille, lâchant la main de sa mère, vint caresser la joue de l’enfant. Ce geste, d’une douceur infinie, m’est demeuré comme un instant suspendu ; une étoile filante. Il l’a regardée avec la sensibilité qui le caractérise, sans plus s’en étonner. Un lien de tendresse, tissé d’un mystère absolu, s’est noué entre ces deux êtres. La main échappée est venue de loin se poser sur la joue, tendrement, sensuellement et l’a laissée comme à regret, emportant avec elle son secret.
Le ciel a gardé mémoire de ce cadeau.
Les humains ne sont pas des animaux comme les autres
Dans une dizaine de jours, à Paris, l’agriculture fait salon. Selon l’étymologie, il s’agirait de cultiver son champ, mais aussi de faire son beurre puisque l’élevage fait partie de la culture. Tous les parents savent ça…
La France des profondeurs va s’élever jusqu’à la capitale pour se montrer au-dessus du panier : la crème !
La presse locale et néanmoins rurale, L’Est Républicain Bourgogne-Franche-Comté, par exemple, nous invite à suivre de près la préparation et, photo à l’appui, on peut lire :
« Jacquette, bien dans sa peau, est sélectionnée pour le salon de l’agriculture. »
La jeune Jacquette, soumise au stress dévastateur de la compétition devant une France ébahie, respire ici la sérénité émanant de sa peau de vache.
C’est aussi le salon du bien-être : Soyez beau, productif et tranquille !
Madame Jacquette est une femme docile et productive : elle donnera son lait, ses petits et, plus tard, beaucoup plus tard… sa viande.
On comprend pourquoi les politicards se bousculent pour se rendre au salon de l’agriculture.
Le canard déchaîné
Pas un seul canard, même enchaîné, au salon de l’agriculture ; voilà des jours et des jours qu’ils sont empalmadés dans la bouillasse. Heureusement, dame nature a bien fait les choses et pour leur éviter de s’enfoncer, elle leur a relié les orteils avec de la peau pour faire des palmes. Et comme cette année la mare est déjà à sec avant la sécheresse, on voit bien leurs grosses papattes qui pigouillent, qui pigouillent et point ne trouvent, alors ils rament…
Pour attirer la basse-cour, il faut vendre du rêve, alors à peine de retour de Syrie où les décombres deviennent encombrants, ils volent en escadrilles pour arriver les premiers devant la porte de Madame Pichegru, la concierge qui avait connu autrefois la petite bonne portugaise de la tante de l’empalmadé en question. Tout occupés qu’ils sont à patauger, ils n’ont pas vu passer le vol des oiseaux migrants qui se font tirer dessus, quand ils ne prennent pas une palmaderie en plein sur le pare-brise. N’ayant connu que l’élevage en batterie et les écrans plats, ces pauvres bêtes n’ont jamais vu le jour, les joies du batifolage et des grands horizons. Ils croient que tous leurs semblables s’appellent Donald ou Picsou, et leurs ailes alourdies les empêchent de s’élever, de voler, de s’envoler là où les rapaces ressemblent à des aigles.
Comme un oiseau sans Elle
Il y a eu le crime, le couteau dans la chair de cette femme, assassinée « dans l’exercice de ses fonctions » : enseignante. Les présents garderont au cœur, la sidération devant l’impensable, avec le chagrin.
Et puis, il y a eu cet homme. Son homme, son « cavalier », dansant devant l’église sainte Eugénie, où reposait le cercueil d’Agnès. Comme ils le faisaient ensemble, il a dansé avec elle, ses pas dans ceux de son amour.
Agnès présente en lui, sans elle.
Guy de Maupassant, dans l’une de ses nouvelles, décrit la scène de ces oiseaux fidèles dont l’un est tué par un chasseur imbécile. Celui qui reste tourne dans le ciel, crie, cherche dans une danse tragique, affolé, perdu, saignant de la blessure du lien où l’amour avait pris vie.
Il nous restera, plus que la cruauté et l’ignominie, la beauté des sentiments qui portent aussi la vie à sa sublimation.
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