Obus et dentelles

Extrait du roman de Martine Gasnier

Chapitre 1

C’était par un dimanche après-midi encore hivernal où l’on devine dans l’air le frémissement d’un renouveau qui peine à s’imposer. Assise près de la fenêtre qui donne sur une cour encombrée d’un fatras d’objets devenus inutiles, Hélène a levé les yeux de son tricot pour contempler la scène. Ferrailles rouillées formant d’inextricables entrelacs, voitures d’enfant échouées là au milieu de meubles éventrés et quelques chats du quartier indifférents aux soucis de la gent humaine qui gardent leur mystère de félins orgueilleux. Chaque jour, le triste tableau se répète, mais c’est le jour où la vie quotidienne est suspendue qu’il apparaît le plus terrible.

Quatre heures sonnent à l’horloge posée sur la cheminée et la jeune femme sursaute. Elle doit se rendre chez son amie Marguerite, locataire, dans la même rue, d’un modeste garni situé en entresol où le soleil ne pénètre jamais. Elle se lève, enfile son manteau de lainage gris et ajuste sur sa tête un simple chapeau de même couleur. Ainsi vêtue, elle semble échappée d’un pensionnat. L’austérité de la tenue souligne la fragilité qui émane de tout son être, et quand elle s’engage dans l’escalier, on tremble de la voir s’évanouir. Dehors, la ville est balayée par un vent d’est qui retient à la maison les plus frileux. De rares silhouettes conjurent l’ennui du repos dominical en marchant sans but précis, pour oublier la guerre qui menace de s’éterniser. En voyant ces vieillards appuyés sur leur canne, dont le front n’a pas voulu, Hélène se souvient.

Au printemps 1914, elle avait épousé Lucien, serveur au Procope, dont l’élégance un peu servile l’avait séduite. Elle n’était alors qu’une jeune fille de dix-huit ans vivant auprès d’une grand-mère dont les ressources suffisaient à leur entretien. Devenue Madame Leclerc, elle avait acquis le statut de femme au foyer sans même imaginer qu’elle pût faire autre chose. Tout au bonheur de leur union, les époux n’avaient pas accordé à l’attentat de Sarajevo plus d’importance qu’à un fait divers vite oublié. Mais quand Jaurès était tombé sous les balles du nationalisme, Lucien s’était ému. Au café, les propos des clients se faisaient alarmistes et lui-même, pacifiste convaincu, s’était mis à redouter le pire qui advint le 1er août au son du tocsin. Sur les murs de la capitale s’affichait, telle une insulte à l’humanité, l’ordre de mobilisation générale. La guerre était déclarée et Lucien allait partir pour le front.

Hélène refusa tout d’abord de croire à la nouvelle, elle se voila la face et, jusqu’au dernier moment, espéra un démenti qui n’arriva pas. Ce n’est que lorsqu’elle vit son mari en tenue militaire défiler avec son régiment dans les rues de Paris qu’elle dut se résigner. Les mobilisés se rendaient Gare de l’Est où les attendaient les nombreux trains en partance pour le combat. Elle les accompagna, le souffle court, et c’est à bout de forces qu’elle se retrouva sur le quai. Celui-ci était envahi par une indescriptible cohue. Des hommes et des femmes se bousculaient, se perdaient et se rejoignaient pour s’étreindre une dernière fois avec la ferveur des désespérés. Puis les soldats montaient dans le convoi et tentaient de se frayer un passage parmi leurs camarades déjà agglutinés aux fenêtres baissées des wagons. Dominant le brouhaha, des slogans patriotiques fusaient, certains teintés d’une haine galvanisante. On fanfaronnait mais on pleurait aussi. Hélène n’avait pu entendre les ultimes paroles que Lucien lui avait criées à l’instant où le chef de gare annonçait le départ imminent. Elle n’avait pu que saisir son regard où se lisait la peur. Alors elle avait agité la main dans un geste qui se voulait rassurant et l’avait prolongé le plus longtemps possible jusqu’à ce que le visage aimé ne fût plus qu’un point en fuite vers l’inconnu. Puis elle s’était laissé porter par le flot de ceux qui restaient orphelins d’un des leurs. Aux terrasses des cafés, des hommes lisaient les journaux et s’interpellaient. La guerre serait de courte durée. La France en sortirait victorieuse.

Perdue dans le passé à la fois si proche et si lointain, la jeune femme s’est arrêtée comme une somnambule devant la porte de l’immeuble où Marguerite l’attend. Elle reste quelques instants immobile sur le seuil, le temps peut-être de revenir à la réalité. Puis elle entre. C’est en laissant libre cours à sa joie que Marguerite l’accueille. Cette ouvrière couturière, tout en rondeurs et légèrement débraillée possède la faconde qui n’appartient qu’aux femmes du peuple ignorantes d’une bienséante retenue un peu condescendante. Elle plaque sur les joues d’Hélène deux baisers sonores et lui ôte son manteau avant de la faire asseoir dans l’unique fauteuil recouvert d’une cretonne fleurie, singulière note bucolique dans un intérieur privé de lumière. Elle s’empresse autour de son amie en racontant des anecdotes sans importance qui retarderont le moment redouté où elle devra demander des nouvelles de Lucien.

Depuis plusieurs semaines, ses lettres se sont raréfiées. Elles sont aussi devenues plus brèves comme si l’urgence de la guerre le requérait tout entier. Loin de l’apaiser, la lecture des billets provoque chez leur destinataire une angoisse indéfinissable où, à la peur toujours renouvelée qu’advienne le pire, se mêle le sentiment égoïste de l’abandon, comme si son mari était parti de son plein gré. Alors, pour ne pas sombrer, elle se raccroche à l’idée de la permission évoquée dans l’un des derniers courriers reçus. Elle n’en connaît pas la date, mais la perspective suffit à lui redonner courage.

Marguerite a servi dans les verres un breuvage clairet, succédané d’un introuvable café. Dans un élan d’enthousiasme retrouvé, elles trinquent au retour du héros.

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