Balade littéraire de Fawaz Hussain dans Paris
1. Un drôle d'anniversaire
Le jour où j’ai eu soixante-dix ans, je me suis réveillé à onze heures du matin, ce qui était un événement en soi. D’habitude, j’ouvre les yeux avant l’aube, après un drôle de sommeil parcouru par les rêves les plus invraisemblables. Il me faut souvent un laps de temps dans l’obscurité ambiante pour savoir qui je suis et dans quel pays je vis. Me voyant dans mon logement parisien, je me suis dit d’une voix qui semblait sortir du fond d’un puits : Joyeux anniversaire, Kurde errant, désormais septuagénaire et vieux schnock ! Une fois les rideaux écartés, j’ai pris dans mes mains ma tête aux cheveux moites. Comment pouvais-je vivre des situations si rocambolesques et si abracadabrantes durant mon sommeil alors qu’il ne se passait rien dans mon quotidien ?
Depuis ma retraite, à soixante-six ans, j’effectue mes deux promenades quotidiennes, la matinale et la vespérale, dans le quartier, sans trop m’éloigner de mes repères. J’erre dans les squares, ceux d’Emmanuel Fleury et de Séverine, et quand il n’y a pas grand monde pour me voir comme un individu un peu dérangé, je marche plus vite, je cours presque et je joue de mes deux bras, des deux côtés de ma tête, à la manière d’hélices. Je revois alors le visage radieux de mon médecin traitant qui me disait : « Oui, c’est ça, Faramarz Hajari ! Bougez ! Sautillez comme un vieux singe et le plus longtemps possible. Et surtout évitez le sucré et le salé. Avec l’âge, ces deux chers amis deviennent nos pires ennemis. »
En ouvrant la porte-fenêtre de ma chambre, j’ai eu du mal à admettre que soixante-dix, ce chiffre horrible, correspondait vraiment à mes années vécues et que l’appellation « septuagénaire » était bien celle qui me pointait de ses treize lettres. Il devait s’agir d’une erreur, ou plutôt d’un mensonge, car hier encore j’avais vingt ans. Puis, en y réfléchissant un peu, septuagénaire ou pas, qui étais-je pour que l’événement revête une quelconque importance en dehors de ma petite personne ? Qui étais-je pour prétendre fléchir le cours des choses et modifier les frises chronologiques de l’histoire ? Mon âge ne changera rien à l’ordre visible et invisible de l’univers. Ce début d’été annonçait une journée pareille à toutes les autres. Le ciel était tout là-haut, bien à sa place, et les pies et les corneilles, perchées sur les cheminées de l’immeuble d’en face, se chamaillaient comme jamais. Nihil novi sub sole, nothing new under the sun, bref, rien de nouveau sous le soleil.
Une odeur de terre et de goudron montait de la chaussée et du toit du garage Renault. Il avait plu la veille et les plaques galvanisées de la toiture s’étaient provisoirement débarrassées de la couche grisâtre de poussière qui s’y déposait en raison de la proximité du périphérique. Les voitures et les tramways grondaient sur le boulevard Mortier, et les cris stridents des enfants de l’école élémentaire d’à côté n’avaient rien perdu de leurs décibels. En direction de la porte des Lilas, à la DGSE (direction générale de la Sécurité extérieure), on s’activait à détecter les ennemis obscurantistes du pays des Lumières. Et ces dernières années, l’ennemi numéro un était le Russe Poutine. J’ai alors pensé que les mois se succéderaient désormais pour moi à un rythme encore plus fou et plus effréné que lors des deux précédentes décennies. Et qu’un jour je ne serais plus en mesure d’avoir la moindre réflexion sur le fonctionnement chaotique du monde et sur l’hystérie de mes semblables, élevée au rang de sport national.
En passant par la salle de bains, je me suis aspergé d’eau froide en évitant surtout de croiser les traits fatigués de mon père dans le miroir. Un homme sait qu’il commence à vieillir quand il commence à ressembler à son père , avait écrit Gabriel Garcia Marquez, l’un de mes nombreux mentors et maîtres à penser. Puis, en préparant mon café au lait dans la cuisine, j’ai pensé au jeune homme que j’avais été à mon arrivée en France, cinquante ans auparavant. Mon Dieu, quel gouffre abyssal me séparait désormais de lui ! Brûlant la chandelle par les deux bouts, je percevais la vie comme une grosse pomme juteuse que je croquais à pleines dents. Le soir, je me promenais tout mon soûl sur les quais de Seine, l’endroit que j’aime le plus au monde après mon village natal, le paysage de mon enfance. Et puis, tard dans la nuit, une fois rentré chez moi, je dormais comme une souche. À cette époque, mon sommeil avait une texture tout autre, douce et miellée, qui n’admettait pas tous ces rêves pour le moins invraisemblables.
Une fois mon café bu, le bol vide posé dans l’évier, et comme si je venais de me désaltérer dans une source de jouvence, j’ai senti le besoin de renouer avec le temps où la vie me gratifiait d’un immense sourire d’une oreille à l’autre. Je devais me prouver que l’âge n’était qu’une combinaison de chiffres arbitraires, que l’essentiel passait par la tête et le cœur. D’ailleurs, le jeune homme de vingt ans qui sommeillait en moi refusait toujours de se rendre, levant le poing face aux années qui se bousculaient : ¡No pasarán!
J’ai alors pris la ferme décision de secouer ma mollesse et de me rendre au Quartier latin dans l’après-midi comme au bon vieux temps de ma jeunesse éclatante. Il me fallait pour cela une chemise et un pantalon propres et parfaitement repassés comme si je me rendais à mon premier rendez-vous galant. J’allais marteler les pavés jusque tard dans la nuit, en regardant les lumières de la ville barboter comme des canards dans les eaux sombres de la Seine. Avec regret, je ne pourrais pas faire un tour dans Notre-Dame pour m’émerveiller comme autrefois devant la beauté de ses rosaces. Les travaux de consolidation de l’édifice, très endommagé après le récent incendie, allaient prendre du temps. J’arpenterais tout mon soûl les ruelles étroites du quartier et, cerise sur le gâteau, je m’offrirais un sandwich grec avec un Coca-Cola, light, pour éviter les reproches de mon médecin.
Dans le placard de la cuisine, mon fer à repasser se trouve dans son carton d’origine, à côté d’une immense casserole qui pourrait me permettre de cuisiner un riz pilaf pour tous mes voisins, du rez-de-chaussée à mon étage. Pour le moment, elle est remplie de bougies et de piles pour ma lampe torche, au cas où l’électricité serait coupée pour une durée indéterminée. Sur les autres étagères, et à portée de main, je dispose d’une importante quantité de provisions non périssables : du riz, des pâtes, des boîtes de conserve, du thé et du café. Et dans l’entrée de mon appartement, j’ai l’équivalent d’une palette de packs d’eau minérale. À condition de m’imposer un régime draconien, à moi, le vétéran de la vie en solo, j’estime pouvoir tenir plusieurs semaines, voire quelques mois si les chars du Russe Poutine se mettent à manœuvrer dans les deux squares du quartier, Emmanuel Fleury et Séverine. Car, malgré les deux grandes guerres mondiales du siècle dernier, pas si éloignées dans le temps, les hommes n’ont rien perdu de leur folie meurtrière. D’ailleurs, les trois quarts des pays de la planète sont déjà en conflit, déclaré ou larvé.
J’ai contracté cette manie de stocker des réserves, non pas après avoir lu « La Cigale et la Fourmi » de La Fontaine, mais pendant les deux années de la pandémie de Covid. Et comme le malheur n’arrive jamais seul, mon besoin compulsif d’emmagasiner des produits alimentaires s’est aggravé avec la guerre en Ukraine alors que la distance, à vol d’oiseau, entre ce pays et la France est de deux mille deux cent soixante-trois kilomètres. Il n’est pas exclu qu’une guerre nucléaire éclate, réduisant à néant le moindre atome de mon être et tous mes stocks de nourriture et d’eau potable. Et puis, comme le hasard n’arrange pas vraiment les choses, j’ai récemment lu La Route de Cormac McCarthy, une œuvre remarquable par sa noirceur, sa violence et son réalisme. Cette dystopie relate l’histoire d’un père et de son fils tentant de survivre dans un univers postapocalyptique, après une explosion atomique, non mentionnée dans le roman. Errant parmi les arbres calcinés et l’eau contaminée, noire, impropre à la consommation, les deux personnages sont en outre hantés par la peur d’être dévorés par les autres survivants… Cette atmosphère les met en permanence sur le qui-vive. Dès l’aube des temps, les hommes ont toujours été des bêtes assoiffées de sang. Les Français ou les gentlemen anglais pétris de courtoisie ? Un vernis qui s’écaille au moindre heurt.
Depuis ma lecture de ce chef-d’œuvre, je sais que si une guerre mondiale venait à éclater, je devrais boucher la bonde de la baignoire et la remplir de l’équivalent de presque deux cents litres d’eau potable. C’est aussi la raison pour laquelle je ne me débarrasse pas de ma casserole encombrante qui pourrait contenir au moins une quinzaine de litres d’eau, une quantité non négligeable en temps de guerre et de pénurie. Je sais également qu’il faudra que je m’éloigne des fenêtres car l’appartement est exposé du côté où se trouve l’ennemi désigné par l’Otan.
Pendant le repassage, que j’effectue comme tout le monde avec des gestes mécaniques, certaines idées tournent en boucle dans ma tête et d’une façon tout à fait indépendante de ma volonté. J’ai beau les écarter, elles reviennent, comme les mouches en été quand je laisse la porte-fenêtre ouverte. Ces bestioles s’adonnent alors à leurs périlleuses acrobaties artistiques au-dessus de ma tête et autour de la lampe du plafond. Or, le jour de mon soixante-dixième anniversaire, je n’ai donné l’opportunité à aucune idée désagréable de me distraire. Il me fallait une chemise et un pantalon impeccablement repassés et j’ai alors fait une étonnante découverte. Je me suis dit que lorsque les faux plis apparaissent sur une chemise ou sur le bas d’un pantalon, ils ne s’en vont totalement qu’après un nouveau lavage. Ils sont ainsi très semblables aux rides que les années déposent sur la peau et dont on ne se débarrasse jamais, sauf en recourant à la chirurgie esthétique et aux sérums anti-âge.
Quand il m’arrive de me rendre dans les beaux quartiers de la capitale, je rencontre parfois ces femmes sophistiquées qui refusent leur âge. J’éprouve chaque fois de la pitié pour ces zombies aux lèvres exagérément gonflées et au nez devenu comiquement petit, évoquant celui des singes rhinopithèques de la famille des Cercopithecidae. Après toute la peau flasque qu’on leur a retirée, elles ressemblent à de vieilles poupées en cire au sourire grimaçant. Nul doute qu’elles font peur à leurs petits-enfants puisqu’elles me font reculer de trois mètres quand je les croise sur le trottoir, au risque de me faire écraser par une voiture. Oyez, oyez, braves gens ! Si quelqu’un veut s’assurer de l’âge d’un homme ou d’une femme, il lui suffit de regarder son cou ou le dos de ses mains, deux parties traîtresses du corps qu’on peut difficilement cacher, surtout en été. Je ne sais pas si la raison est la chose la mieux partagée au pays de Descartes, mais les rides le sont indubitablement quand on avance en âge. La jeunesse n’est que provisoire, éphémère, volatile. Un proverbe arabe la décrit comme « une fraction de folie » et un autre, français, l’associe au temps des soupirs « si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, rien ne se perdrait ».
Le jour de mes soixante-dix ans, je ne suis pas allé au Quartier latin. Toutes les cogitations pendant le repassage m’ont tant fatigué que mon enthousiasme, puisé dans la chanson Motivé « motivé, motivé, il faut rester motivé », est retombé tel un soufflé. Il me fallait me rendre à l’évidence que je n’avais plus vingt ans depuis cinquante ans, cinq décennies, un demi-siècle, bref, une éternité.
Dans l’après-midi, le ciel de l’été se trouvait toujours à sa place habituelle, au-dessus des conduits de cheminée de l’immeuble d’en face, sans s’écraser en milliards d’éclats sur les toits de la ville ou bien entendu sur nos têtes. Les grondements des voitures et des tramways sur le boulevard Mortier se mêlaient toujours aux cris stridents des enfants de l’école voisine. On était à quelques petites semaines des grandes vacances. Les martinets de retour striaient le ciel de leur vol ultrapuissant. Quelle merveille, ces oiseaux qui filent à deux cents kilomètres à l’heure pour apporter à leurs petits de la nourriture ! Que j’aurais aimé leur ressembler, au lieu de traîner mes pantoufles de septuagénaire, tout frais émoulu, dans mon appartement et de bayer aux corneilles sur un canapé !
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